Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel

L’APPARITION AU CONDITIONNEL DE "CHROMA"
FR EN

L’APPARITION AU CONDITIONNEL DE "CHROMA"

PAR JOËLLE GAYOT

Parce que vous n’avez pas pu voir Chroma le 14 novembre à 18h au Grand Logis, la tentative d’invention par la phrase de ce spectacle puisé dans le récit autobiographique de Derek Jarman par le metteur en scène Bruno Geslin, s’ouvrira par une trahison assumée. Deux strophes soumises à vos souvenirs de lecture : « A noir, E blanc, I rouge, U Vert, O bleu : voyelles – Je dirai quelque jours vos naissances latentes .»

Ces mots n’auraient pas été proférés pendant la représentation si elle avait eu lieu. Parce qu’ils sont de Rimbaud et non de Jarman. Parce que Jarman, sujet ayant réellement existé et dont la combustion fictive sur scène aurait dû concorder avec la montée en puissance des corps, des voix et de la musique, a agi à l’inverse du poète et fixé, par les mots, la naissance des couleurs. Ou plus exactement leur dissolution. Il y avait urgence. Il perdait la vision. Mourir du sida (tel fût son cas) ne suffisait pas à sa peine. Les rouge, les vert, les bleu, les violet, les rose, les mauve se dérobaient aussi à ses regards.

 

On imagine l’abime où chutait cet écrivain, de surcroit cinéaste, peintre et même jardinier. On imagine son désir impérieux de rapatrier sur la page, avant que ne tombe la nuit, la vitalité des couleurs. Son besoin de les saisir à coup de paragraphes, comme ceux qui, prenant une photo, développent à l’abri d’une chambre rouge une pellicule immergée dans son bain de chimie, patientent, scrutent ce qui va s’imprimer (ils l’espèrent) pour toujours sur le papier glacé.

 

Substituant à ce « pour toujours » l’éphémère périssable du théâtre, c’est un travail similaire que réalise Bruno Geslin lorsqu’il met en scène un spectacle. Il choisit un sujet, en tire le portrait, organise la révélation de sa monographie et agence ensemble un espace, des lumières, des gestes, des voix, de la musique. Il fixe (aurait fixé pour vous si vous aviez été présent) Derek Jarman sur la surface sensible du plateau. En préambule, il aurait orchestré une danse des couleurs avant de finalement laisser sourdre une ligne de noirs et de blancs. Parce que, dit-il, « la couleur est une des choses qui se partage le moins. Et que ce qui est beau chez Jarman, c’est qu’il n’impose jamais rien. »

 

Dans ses dernières minutes, le spectacle se serait achevé par cette séquence ondulée : la comédienne Émilie Beauvais aurait dit un court texte pendant que le danseur Nicolas Fayol aurait tourné autour d’elle sur un vélo vert dont les phares auraient éclairé, par flashs elliptiques, l’acteur Olivier Normand, assis dans une baignoire en train de taper sur une machine à écrire. Chroma aurait dû être précisément cela : l’irruption du conditionnel dans la  morne plaine de nos indicatifs avec, sous vos yeux devenus des lasers, l’ADN radiographié d’un artiste qui a tenté de « photographier le vent ».

 

Ce qui, auriez-vous sans doute pensé, est peut-être bien le summum de l’acte poétique.

 

— Joëlle Gayot

Textes adjacents envoyés par Bruno Geslin dans un mail daté du 11 novembre à 17h27

 


"Je pensais que les fantômes étaient silencieux

comme les lampes à ver luisant qui grésillent.

Créatures opalescentes d'ombre et de ténèbres.

Ô, comme elles jacassent, débutantes sur des escaliers de cristal,

matière iridescente.

 

Chandeliers de verre flamboyants

dansant un fox-trot rapide,

pianola fantômes, sarabandes d'algues qui ondoient.

 

Et lorsqu'elle disparaît,

je trinque à la santé de mon fantôme

avec l'eau de vie

présence lumineuse

ici, puis partie. "

 

Chroma, Derek Jarman

 

 

"Donc ce texte n’aura pas d’illustration, qu’une amorce de pellicule vierge. Et le texte n’aurait pas été si l’image avait été prise. L’image serait là devant moi, probablement encadrée, parfaite et fausse, irréelle, plus encore qu’une photo de jeunesse : la preuve, le délit d’une pratique presque diabolique. Plus qu’un tour de passe-passe ou de prestidigitation : une machine à arrêter le temps. Car ce texte est le désespoir de l’image, et pire qu’une image floue ou voilée : une image fantôme…"

 

L'image fantôme, Hervé Guibert