Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel

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JOURNAL DE CRÉATION "FICTION FRICTION"

ENTRETIEN AVEC PHIA MÉNARD

Publié le 07/02/2022

Phia Ménard, artiste associée au TNB, crée avec la promotion sortante de l’École du TNB une représentation comme une sculpture vivante traversée par ce qui fait lien entre individus, quels que soient les couleurs de peau, les sexes, les âges, les origines. Le spectacle est présenté du 15 au 19 février au TNB.

Votre spectacle s’intitule Fiction Friction. Pourquoi ce titre ?
Il s’agit d’un hommage que je souhaitais dédier au livre de Édouard Levé, intitulé Fictions (Éditions P.O.L.). Je voulais faire friction de sa fiction. Et permettre aux étudiant·es, les élèves de la promotion 10 de l’École du TNB, de découvrir le travail photographique de cet artiste (mort en 2007) qui n’était pas uniquement un écrivain. J’avais également en tête l’espace exigu de la salle Paradis [lieu de la création de la première version en 2020] qui se trouve au dernier étage du TNB. Lorsqu’Arthur Nauzyciel m’a demandé d’y créer le spectacle, j’ai immédiatement anticipé la confrontation entre le nombre des étudiant·es présent·es (20 au total) et la petitesse du lieu. Cette surpopulation dans un espace limité allait nécessairement créer des frictions.

 

De quelle manière le travail avec cette promotion est-il venu adhérer au titre de la représentation ?
Ce qui m’intéressait était d’amener cette jeunesse à s’interroger sur la question de la désillusion ou du mensonge. Soit un autre objet de friction, auquel s’ajoutait le fait qu’en leur annonçant qu’ils et elles arrivaient au Paradis, je leur précisais que, pour moi, ce lieu était nimbé de noir. Or le Paradis peut-il être le lieu de la noirceur ?

 

Cette représentation est-elle un manifeste de la jeunesse ?
C’est effectivement une forme de manifeste. Celui qui affirme qu’ils se réapproprient l’espace. Un enjeu auquel, très rapidement, j’ai confronté les élèves. J’ai connecté l’endroit où nous répétions à l’évocation du premier art dont nous avons gardé la trace. Je veux parler de l’art pariétal dont les dessins nous sont parvenus comme autant de témoignages de ce qui nous a précédé·es. Ces dessins sont un langage et ce langage est partagé par les élèves qui, au plateau, interviennent sur le dessin des autres, c’est-à-dire sur leurs mouvements, leurs gestes, leurs déplacements.

 

© Nicolas Joubard, 2019

 

Au-delà de l’espace, que se sont réappropriés ces jeunes gens ?
La liberté de leur corps et la possibilité de jouer avec. Ce corps qui s’adapte à la société et même s’y conforme, a eu, au Paradis, la possibilité de chercher la zone où il peut être lui-même. Lui-même seul, et lui-même avec les autres. C’était une façon de suggérer au groupe : vous n’avez pas d’espace, la société ne vous laisse sans doute pas de place. À quel moment votre corps peut-il exulter et expulser ce qu’il a à dire. Comment peut-il prendre la parole et devenir audible ?

 

Que peut le corps que ne peuvent pas les mots ?
Je pense qu’il peut franchir une limite, essentielle à mes yeux, qui est celle de la maîtrise. Il peut sortir de l’académisme que provoquent les mots. Le corps ne peut pas mentir. Si le corps ne ment pas, il permet de partager avec l’autre une relation particulière. La relation d’un corps à un autre corps génère une émotion singulière.

« Ces actrices et acteurs qui, d’habitude, ont pour support les mots n’ont eu d’autre choix que d’en être dépossédé·es. »

Quelles entraves ou autocensures ont dû dépasser les acteur·rices ?
Il leur a fallu dépasser, en groupe, certains tabous. Je ne pense pas à la nudité qui n’est pas présente sur scène mais au fait de devoir accepter, par exemple, qu’en travaillant l’art pariétal (c’est-à-dire l’acte de transformer l’espace par le dessin), le corollaire immédiat serait la question du jugement : est-ce que je sais dessiner ? Comment s’affranchir du jugement ? Cela signifie que les jeunes acteur·rices issu·es de la promotion 10 de l'École du TNB ont dû, en permanence, réussir à trouver leur place. Enfin, elles et ils ont dépassé le fait de n'avoir pas de texte à dire. Ces actrices et acteurs qui, d’habitude, ont pour support les mots n’ont eu d’autre choix que d’en être dépossédé·es. Elles et ils ont compris que, même sans mots, il y a théâtre. Ces jeunes savent désormais que ce qui forge la partition excède la phrase et réside dans le groupe formé, l’ensemble, dans l’espace. L’objet de la représentation est bel et bien l’ensemble.

 

Les acteur·rices se sentent-ils·elles nu·es sans mot ni texte ?
Bien sûr ! Mais, à l’issue de ces années de formation, quel bonheur de voir une promotion qui a pris conscience de son corps. Après leurs années d’étude, les jeunes acteur·rices savent que leur corps est une partition où le texte est une note, et pas davantage. La partition se joue à plein d’autres endroits. Ils et elles ont découvert le côté performatif du jeu dans le sens où, être en scène implique un état de conscience qui n’en passe pas que par le verbe, la profération ou l’oralité. D’autres supports existent au premier rang desquels la rencontre avec les spectateur·rices. Cet acte-là n’est pas contraint ou limité par des codes.

« Préserver la juste distance pour éloigner de soi ce que la relation peut avoir de blessant ou conflictuel. »

Avez-vous précipité dans le spectacle ce qui forge leurs relations : l’amitié, l’amour, le conflit ?
Je l’ai d’autant plus fait qu’elles et ils ont en commun 3 années de formation et se côtoient donc depuis longtemps. Comme tout groupe, les acteur·rices avancent en osmose et aussi par rejets. J’en étais consciente lorsque je leur ai proposé cette création dans un espace où cohabiter à 20 est littéralement impossible. J’étais intriguée : que voulait dire le fait d’être sans arrêt en contact avec l’autre, dans l’incapacité de faire un pas sans se heurter à cet autre qu’on connaît si bien pour le pratiquer au quotidien depuis des mois. Cela rejoint le travail de l’artiste qui doit, sur scène, faire son boulot tout en gardant une distance. Il faut trouver la puissance de l’énergie du groupe. Mais préserver aussi la juste distance pour éloigner de soi ce que la relation peut avoir de blessant ou conflictuel. Ce parcours leur a coûté beaucoup. Mais il était passionnant.

 

La fréquentation de cette jeunesse vous a-t-elle changée ?
Elle m’a bousculée, en permanence, sur les endroits où j’ai figé mon regard en m’immobilisant dans un académisme. Dans mon travail, je cherche des formes d’écritures qui puissent être saisies par chacun·e de manière à ce que l’imaginaire se déploie. Est-ce que je parviendrai à maintenir ce but avec les nouvelles générations ? Puis-je leur parler encore et comment faire pour que l’échange ait réellement lieu ? Jusqu’à ma rencontre avec la promotion 10 du TNB, je pensais que cela serait naturel. Je sais aujourd’hui que non.

 

Comment trouvez-vous ces nouvelles générations : angoissées ou joyeuses ?
En 3 ans, tout a changé. La promotion 10 n’a rien à voir avec la suivante. Celle qui vient d’intégrer l’École du TNB appartient à ce qu’on nomme la génération snowflake. Une génération qui a pris en compte l’ensemble des blessures qui résultent de la violence patriarcale ou politique et qui se met en position de retrait plutôt que de combat. Conséquence : elle s’interdit beaucoup de choses. Entre dans une posture qui, pour nous, est terrible : elle est plus disposée à se refermer sur elle-même que de s’ouvrir au monde. Comme un petit flocon de neige qui ne veut surtout pas faire de bruit. Le Covid est passé par là. L’état de solitude né des confinements a aggravé les blessures. Cette génération-là n’est pas en forme. Elle va devoir apprendre à se lâcher, à abandonner ses repères, à cesser de penser que le moyen de ne pas blesser les autres, c’est d’être dans le contrôle.

 

— Propos recueillis par l'équipe du TNB, décembre 2021

Le Magazine du TNB

Phia Ménard, artiste associée au TNB, crée avec la promotion sortante de l’École du TNB une représentation comme une sculpture vivante traversée par ce qui fait lien entre individus, quels que soient les couleurs de peau, les sexes, les âges, les origines. Le spectacle est présenté du 15 au 19 février au TNB.

JOURNAL DE CRÉATION "FICTION FRICTION"

ENTRETIEN AVEC PHIA MÉNARD

Publié le 07/02/2022

Phia Ménard, artiste associée au TNB, crée avec la promotion sortante de l’École du TNB une représentation comme une sculpture vivante traversée par ce qui fait lien entre individus, quels que soient les couleurs de peau, les sexes, les âges, les origines. Le spectacle est présenté du 15 au 19 février au TNB.

Votre spectacle s’intitule Fiction Friction. Pourquoi ce titre ?
Il s’agit d’un hommage que je souhaitais dédier au livre de Édouard Levé, intitulé Fictions (Éditions P.O.L.). Je voulais faire friction de sa fiction. Et permettre aux étudiant·es, les élèves de la promotion 10 de l’École du TNB, de découvrir le travail photographique de cet artiste (mort en 2007) qui n’était pas uniquement un écrivain. J’avais également en tête l’espace exigu de la salle Paradis [lieu de la création de la première version en 2020] qui se trouve au dernier étage du TNB. Lorsqu’Arthur Nauzyciel m’a demandé d’y créer le spectacle, j’ai immédiatement anticipé la confrontation entre le nombre des étudiant·es présent·es (20 au total) et la petitesse du lieu. Cette surpopulation dans un espace limité allait nécessairement créer des frictions.

 

De quelle manière le travail avec cette promotion est-il venu adhérer au titre de la représentation ?
Ce qui m’intéressait était d’amener cette jeunesse à s’interroger sur la question de la désillusion ou du mensonge. Soit un autre objet de friction, auquel s’ajoutait le fait qu’en leur annonçant qu’ils et elles arrivaient au Paradis, je leur précisais que, pour moi, ce lieu était nimbé de noir. Or le Paradis peut-il être le lieu de la noirceur ?

 

Cette représentation est-elle un manifeste de la jeunesse ?
C’est effectivement une forme de manifeste. Celui qui affirme qu’ils se réapproprient l’espace. Un enjeu auquel, très rapidement, j’ai confronté les élèves. J’ai connecté l’endroit où nous répétions à l’évocation du premier art dont nous avons gardé la trace. Je veux parler de l’art pariétal dont les dessins nous sont parvenus comme autant de témoignages de ce qui nous a précédé·es. Ces dessins sont un langage et ce langage est partagé par les élèves qui, au plateau, interviennent sur le dessin des autres, c’est-à-dire sur leurs mouvements, leurs gestes, leurs déplacements.

 

© Nicolas Joubard, 2019

 

Au-delà de l’espace, que se sont réappropriés ces jeunes gens ?
La liberté de leur corps et la possibilité de jouer avec. Ce corps qui s’adapte à la société et même s’y conforme, a eu, au Paradis, la possibilité de chercher la zone où il peut être lui-même. Lui-même seul, et lui-même avec les autres. C’était une façon de suggérer au groupe : vous n’avez pas d’espace, la société ne vous laisse sans doute pas de place. À quel moment votre corps peut-il exulter et expulser ce qu’il a à dire. Comment peut-il prendre la parole et devenir audible ?

 

Que peut le corps que ne peuvent pas les mots ?
Je pense qu’il peut franchir une limite, essentielle à mes yeux, qui est celle de la maîtrise. Il peut sortir de l’académisme que provoquent les mots. Le corps ne peut pas mentir. Si le corps ne ment pas, il permet de partager avec l’autre une relation particulière. La relation d’un corps à un autre corps génère une émotion singulière.

« Ces actrices et acteurs qui, d’habitude, ont pour support les mots n’ont eu d’autre choix que d’en être dépossédé·es. »

Quelles entraves ou autocensures ont dû dépasser les acteur·rices ?
Il leur a fallu dépasser, en groupe, certains tabous. Je ne pense pas à la nudité qui n’est pas présente sur scène mais au fait de devoir accepter, par exemple, qu’en travaillant l’art pariétal (c’est-à-dire l’acte de transformer l’espace par le dessin), le corollaire immédiat serait la question du jugement : est-ce que je sais dessiner ? Comment s’affranchir du jugement ? Cela signifie que les jeunes acteur·rices issu·es de la promotion 10 de l'École du TNB ont dû, en permanence, réussir à trouver leur place. Enfin, elles et ils ont dépassé le fait de n'avoir pas de texte à dire. Ces actrices et acteurs qui, d’habitude, ont pour support les mots n’ont eu d’autre choix que d’en être dépossédé·es. Elles et ils ont compris que, même sans mots, il y a théâtre. Ces jeunes savent désormais que ce qui forge la partition excède la phrase et réside dans le groupe formé, l’ensemble, dans l’espace. L’objet de la représentation est bel et bien l’ensemble.

 

Les acteur·rices se sentent-ils·elles nu·es sans mot ni texte ?
Bien sûr ! Mais, à l’issue de ces années de formation, quel bonheur de voir une promotion qui a pris conscience de son corps. Après leurs années d’étude, les jeunes acteur·rices savent que leur corps est une partition où le texte est une note, et pas davantage. La partition se joue à plein d’autres endroits. Ils et elles ont découvert le côté performatif du jeu dans le sens où, être en scène implique un état de conscience qui n’en passe pas que par le verbe, la profération ou l’oralité. D’autres supports existent au premier rang desquels la rencontre avec les spectateur·rices. Cet acte-là n’est pas contraint ou limité par des codes.

« Préserver la juste distance pour éloigner de soi ce que la relation peut avoir de blessant ou conflictuel. »

Avez-vous précipité dans le spectacle ce qui forge leurs relations : l’amitié, l’amour, le conflit ?
Je l’ai d’autant plus fait qu’elles et ils ont en commun 3 années de formation et se côtoient donc depuis longtemps. Comme tout groupe, les acteur·rices avancent en osmose et aussi par rejets. J’en étais consciente lorsque je leur ai proposé cette création dans un espace où cohabiter à 20 est littéralement impossible. J’étais intriguée : que voulait dire le fait d’être sans arrêt en contact avec l’autre, dans l’incapacité de faire un pas sans se heurter à cet autre qu’on connaît si bien pour le pratiquer au quotidien depuis des mois. Cela rejoint le travail de l’artiste qui doit, sur scène, faire son boulot tout en gardant une distance. Il faut trouver la puissance de l’énergie du groupe. Mais préserver aussi la juste distance pour éloigner de soi ce que la relation peut avoir de blessant ou conflictuel. Ce parcours leur a coûté beaucoup. Mais il était passionnant.

 

La fréquentation de cette jeunesse vous a-t-elle changée ?
Elle m’a bousculée, en permanence, sur les endroits où j’ai figé mon regard en m’immobilisant dans un académisme. Dans mon travail, je cherche des formes d’écritures qui puissent être saisies par chacun·e de manière à ce que l’imaginaire se déploie. Est-ce que je parviendrai à maintenir ce but avec les nouvelles générations ? Puis-je leur parler encore et comment faire pour que l’échange ait réellement lieu ? Jusqu’à ma rencontre avec la promotion 10 du TNB, je pensais que cela serait naturel. Je sais aujourd’hui que non.

 

Comment trouvez-vous ces nouvelles générations : angoissées ou joyeuses ?
En 3 ans, tout a changé. La promotion 10 n’a rien à voir avec la suivante. Celle qui vient d’intégrer l’École du TNB appartient à ce qu’on nomme la génération snowflake. Une génération qui a pris en compte l’ensemble des blessures qui résultent de la violence patriarcale ou politique et qui se met en position de retrait plutôt que de combat. Conséquence : elle s’interdit beaucoup de choses. Entre dans une posture qui, pour nous, est terrible : elle est plus disposée à se refermer sur elle-même que de s’ouvrir au monde. Comme un petit flocon de neige qui ne veut surtout pas faire de bruit. Le Covid est passé par là. L’état de solitude né des confinements a aggravé les blessures. Cette génération-là n’est pas en forme. Elle va devoir apprendre à se lâcher, à abandonner ses repères, à cesser de penser que le moyen de ne pas blesser les autres, c’est d’être dans le contrôle.

 

— Propos recueillis par l'équipe du TNB, décembre 2021

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PHIA MÉNARD

Jongleuse et danseuse contemporaine, l’artiste se fait connaître avec son solo Ascenseur, fantasmagorie pour élever les gens et les fardeaux (2001). S...
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