Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel

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JOURNAL DE CRÉATION "DREAMERS"

ENTRETIEN AVEC PASCAL RAMBERT

Publié le 13/04/2021

Lorsque Pascal Rambert écrit pour les 20 jeunes acteur·rices qui vont quitter l’École du TNB après 3 ans de formation, il le fait pour qu’elles et ils soient vu·es, entendu·es, regardé·es. Pour qu’apparaissent, dans la lumière, leurs corps, leurs visages, leurs voix, leurs tempéraments, leurs désirs. Il n’écrit pas des situations, il écrit « des choses à vivre ». Pour Dreamers, pièce conçue sur mesure à l’intention des jeunes acteur·rices de la promotion 10, il a pris le temps de la rencontre.

 

 

D’où vous vient cette envie de travailler à partir des rêves de ces jeunes ?

 

Cela remonte à l’époque où je travaillais sur Mont Vérité avec les élèves du TNS. Comme on explorait cette idée de lieu utopique, j’avais demandé aux élèves non seulement d’écrire leurs rêves dans la vie mais aussi leurs rêves de la nuit et je leur ai proposé de s’enregistrer à chaud, au réveil ou en pleine nuit, pour recueillir cette matière brute en provenance directe de l’inconscient. Et puis quand Arthur Nauzyciel m’a demandé d’écrire pour les élèves du TNB, j’avais ce mot en tête, « dreamers » qui m’habitait à ce moment-là et j’ai eu envie de reprendre cette idée que j’aime beaucoup d’écrire à partir de leurs rêves. C’est une chose, je crois, qui me poursuit depuis longtemps.


Dans ses Essais, Montaigne raconte qu’il se faisait réveiller la nuit pour noter ses rêves, c’est une lecture qui m’a marqué dans ma jeunesse et c’est une pratique que j’ai eue pendant longtemps, dans les années 90-2000 je dirais, je consignais mes rêves de façon prolifique, j’en ai des cahiers entiers quelque part à la cave.

Je ne le fais plus du tout mais ça doit m’habiter encore puisque ça revient régulièrement et lorsque j’ai commencé à travailler avec les élèves du TNB, je leur ai demandé de m’envoyer leurs rêves, de façon vocale ou par écrit, ce qui donne des choses très belles, des enregistrements de voix pâteuses ou presque inaudibles vers 3 ou 4h du matin.

Ce sont des traces merveilleuses de tentatives de verbalisation de leurs rêves avec des scratches sonores, des souffles, la présence très forte dans la voix du corps encore endormi. Et puis, ils m’ont beaucoup écrit par mail aussi. On a une matière énorme qu’on est en train de lire, de débroussailler, pour établir une base de travail, un corpus de textes que l’on veut garder.

 

Avez-vous une méthode de travail particulière lorsque vos acteur·rices sont des élèves ?


Je ne les considère pas comme des élèves mais comme des acteur·rices à part entière. Je n’écris jamais pour des élèves, j’écris pour de jeunes acteur·rices. Mais comme je ne les connais pas, contrairement aux comédien·nes avec qui je travaille depuis longtemps, je mets en place des sessions pour apprendre à se connaître. J’ai vraiment besoin de passer par ce temps de rêvasserie ensemble et j’adore ça, c’est très agréable de passer du temps avec des jeunes gens qui ont l’âge de mon premier fils, de recueillir leurs récits de vie.

Ce n’est pas tant leur vie privée qui m’intéresse mais savoir d'où ils viennent, ce que faisaient leurs parents, pourquoi ils ont choisi cette voie-là, comment ils ont reçu la nouvelle de leur sélection au concours… On a passé 5 jours où elles·ils se sont raconté·es les un·es après les autres, elles·ils sont tous là, tout le monde entend tout, c’est très beau, je prends des notes ou pas, je garde ce que je veux garder de l’impression de la personne. Certain·nes ont la petite vingtaine, d’autres approchent de la trentaine, il y a un panel de générations, leurs parcours sont très différents donc c’est très riche.


Vous les impliquez beaucoup…

 

Énormément ! C’est la dynamique de l’échange qui m’intéresse et me porte. Je ne les implique pas qu’au plateau, elles·ils sont acteur·rices du spectacle à construire en amont, je leur ai aussi demandé de faire par écrit le récit de leur vie. Certain·nes ont une grande aisance dans l’écriture, elles·ils sont passé·es par des études supérieures et ça se sent à la lecture, d’autres pas du tout, leur rapport à l’écrit est beaucoup plus brut.

Mais dans tous les cas, c’est très beau de les découvrir par ce biais. Ce que je collecte est une matière de connaissance. Et j’en arrive souvent à me dire, et même à leur dire, et je le pense sincèrement, qu’elles·ils n’ont pas besoin de moi. Ma position, à chaque fois que je travaille avec des jeunes, c’est de leur dire : « vous pouvez vous réunir entre vous, moi je n’ai rien à apprendre, je ne suis pas un maître ni un professeur. Faites les choses par vous-mêmes. »

 

Mais vous finissez par écrire pour elles·eux…

 

Oui. Enfin, l’année dernière quand j’ai travaillé à l’Université de Princeton aux États-Unis, j’ai trouvé les textes tellement excellents que je les ai laissés quasiment tels quels mais c’était la seule fois et le processus de base était différent, je ne leur avais pas demandé d’écrire à partir d’eux mais d’aller à la rencontre d’anonymes et d’inconnu·es exerçant tout type de métier. Le spectacle s’appelait Others et avait pour principe d’être en temps réel, c’est-à-dire qu’on ne savait pas qui allait prendre la parole à quel moment. C’était très excitant. Là, au TNB, elles·ils sont 20, c’est énorme, donc je ne pense pas que ça va être en temps réel et je veux faire quelque chose de plus simple que pour Mont Vérité où ils étaient 12 et où il y avait 3 parties très différentes pour pouvoir leur offrir des registres de jeu hétéroclites. Pour Dreamers, je n’en suis qu’au début du processus, mais j’envisage une seule histoire.

 


À quel moment vous attelez-vous à l’écriture du spectacle ?

 

Une fois que j’aurais fini d’écouter tous les récits et tous les rêves, je vais laisser passer du temps et je vais m’isoler dans la chambre de bonne attenante à mon appartement pour écrire. Je m’enferme et j’écris. Je rassemble toute la matière accumulée et je m’attèle au montage des histoires. Je peux tout à fait ne rien garder de ce qu’ils m’auront raconté ou absolument tout, ou transvaser le récit de l’un·e dans la bouche d’un·e autre, je me laisse une liberté totale pour transformer cette arborescence de narrations en une œuvre structurée.

 

Quel en sera le fil conducteur ?

 

En réalité, je veux faire quelque chose qui tourne autour du pardon. Je veux continuer dans la veine de Lac que j’avais écrit pour les élèves de la Manufacture à Lausanne, faire une histoire assez proche. Je suis obsédé en ce moment par l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac. Par cet instant précis où Abraham s’apprête à couper la tête de son fils à la demande de Dieu mais un ange retient sa main et lui substitue un bélier. Ce basculement du sacrifice humain au sacrifice animal, c’est-à-dire du sacrifice réaliste, objectif, à sa représentation à travers un objet que l’on substitue, c’est l’entrée dans la métaphore, le début du théâtre en somme. Ce moment de l’humanité est essentiel, qui plus est dans la barbarie actuelle. J’envisage donc le récit de ce crime suspendu, l’image de ce sacrifice enrayé qui revient en boucle. Ce ne seront pas des monologues mais l’histoire sera racontée et reconstituée à 20 voix et 20 corps sur le plateau avec des moments de danse et de chant. C’est tout de même une chose incroyable de se demander : Qu’est-ce-qui fait qu’il y a cette bascule extraordinaire dans l’histoire de l’humanité, où l’on sacrifie des hommes jusqu’à ce qu’une religion décide de substituer un agneau à la place, faisant ainsi entrer l’humanité dans la représentation ? Cette substitution me semble être la clef pour le métier que je fais car d’une certaine manière, comme je le disais, c’est le début du théâtre.

 

Comment comptez-vous entremêler les rêves des élèves et l’histoire d’Abraham ?

 

Je projette de faire coexister une histoire, ce récit d’un meurtre avorté, avec les rêves des personnages. Le geste arrêté du sacrifice reviendra en boucle à l’intérieur du récit et à l’intérieur de ce récit-là il y aura la partie rêvée de tout ça. C’est comme s’il y avait d’un côté le réel et de l’autre le rêve, 2 niveaux de narration reliés entre eux. Comme 2 matériaux conducteurs. L’idée c’est qu’on suive le fil de l’histoire d’une part et en même temps tout ce qui se passe dans la tête des personnages, qu’on assiste à ce mécanisme de vases communicants, à savoir comment cette histoire-là, ce geste primordial et duel parce qu’il contient en lui-même l’élan du meurtre et son empêchement, a impacté leurs rêves et leur psychisme irréversiblement.

 

Si vos spectacles entrent souvent en résonance très forte avec l’époque et le réel, ils sont aussi traversés par les grands récits archaïques, comme ici avec cet épisode biblique.

 

Il y a des actes très forts qu’on appelle des mythes et qui sont incontournables. Peut-être que ce goût pour l’archaïque remonte à l’époque où j’ai fait Gilgamesh, il y a 20 ans, puisque c’est le premier texte de l’humanité. Pour moi c’est une évidence de puiser dans cette matière-là parce qu’au fond de moi je crois que ça change peu et ça, je le pense d’autant plus depuis une dizaine d’années, depuis que je travaille tant à l’étranger avec toutes les pièces que je créé et leurs différentes versions, je remarque les mêmes réactions partout, les mêmes comportements. On se ressemble beaucoup finalement.


Vous ne faites pas du théâtre psychologique mais la psyché humaine est pourtant votre terreau d’écriture.


Parce que c’est le terreau de mon travail en réalité. Mon métier est constitué d’une part très prosaïque et concrète qui est de diriger les acteurs dans l’espace du plateau, organiser leurs mouvements, déplacements, postures, dans le jeu et l’émission de la parole. Mais ça, c'est 10 % de mon métier. 90 % c’est du rapport à l’inconscient, au dialogue intérieur des acteurs, à leurs états qui entrent en collision les uns avec les autres. Il faut savoir qu’un acteur c’est toujours quelqu’un d’inquiet. Il laisse traîner derrière lui des traces dans l’espace, il porte un sac à dos invisible. C’est comme une sorte de double qui se tiendrait en permanence à ses côtés et l’accompagne dans toutes ses actions. Cette part psychique inhérente au métier me fascine et je veux essayer de le montrer au plateau, de révéler cet en-deçà des apparences.

 

Comment envisagez-vous la scénographie de Dreamers ?

 

Je finis actuellement un projet pour l’ouverture de la nouvelle Comédie de Genève, qui s’appelle Stars – c’est la prochaine grosse production que je fais en Suisse –, où je mélange des vrais gens, des acteur·rices et un astrophysicien. La scénographie sera une grande boîte blanche. Je vais reprendre le principe pour Dreamers, en ajoutant un très beau piano au centre, la plupart des élèves étant aussi musicien·nes. Et puis avec Yves Godin à la lumière, j’ai une idée que j’ai envie de réaliser depuis longtemps et qui est cohérente avec le sujet donc c’est le moment de s’y coller. Elle me vient d’une vitrine parisienne devant laquelle je passais régulièrement à une époque, celle d’un magasin de photos spécialisé dans l’aura. Sur les photos exposées, il y a des traînées de rouge, vert, bleu autour des personnes, évoquant ce qu’ils dégagent. C’est très joli. Je voudrais donc faire ça en temps réel, c'est-à-dire que quand les acteur·rices prennent la parole et qu’ils se rapprochent de la grande boîte blanche, j’aimerais qu’on puisse créer autour d’eux des zones de couleurs mouvantes, qu’elles·ils soient impacté·es en direct en fonction de leurs gestes et déplacements. Je trouve que symboliquement le processus renvoie bien aux émanations du rêve, un peu comme la matérialisation du psychisme ou de l’inconscient rendu visible par ce procédé de révélation.

 


Vous vous entourez d’une équipe de fidèles que vous connaissez depuis longtemps.


Ce qui est beau aussi dans ce projet-là, c’est toute l’équipe autour, une équipe avec laquelle je travaille depuis longtemps et c’est un bonheur de collaborer ensemble sur la durée. Il y a Yves Godin à la lumière, Alexandre Meyer à la musique, Rachid Ouramdane à la danse. Tous les gens avec qui je travaille sont des êtres merveilleux et j’en suis extrêmement heureux. Audrey Bonnet va également passer faire répéter les élèves. Il se trouve qu’elle apparaît dans leurs rêves, c’est dingue, je me demande même si je ne vais pas en faire un personnage également. Et puis je serais accompagné par Arthur Nauzyciel bien sûr et Laurent Poitrenaux qui est le responsable pédagogique de la promotion 10. Donc je suis en terrain connu et solide. Il n’y a que pour la scénographie et les costumes que j’ai eu envie de m’entourer de 2 nouvelles personnes, 2 jeunes femmes, pour varier les générations, issues du TNS et que j’ai rencontrées sur Mont Vérité, Aliénor Durand et Clémence Delille.


— Entretien réalisé le 9 novembre 2020
par Marie Plantin

Le Magazine du TNB

Lorsque Pascal Rambert écrit pour les 20 jeunes acteur·rices qui vont quitter l’École du TNB après 3 ans de formation, il le fait pour qu’elles et ils soient vu·es, entendu·es, regardé·es. Pour qu’apparaissent, dans la lumière, leurs corps, leurs visages, leurs voix, leurs tempéraments, leurs désirs. Il n’écrit pas des situations, il écrit « des choses à vivre ». Pour Dreamers, pièce conçue sur mesure à l’intention des jeunes acteur·rices de la promotion 10, il a pris le temps de la rencontre.

 

 

JOURNAL DE CRÉATION "DREAMERS"

ENTRETIEN AVEC PASCAL RAMBERT

Publié le 13/04/2021

Lorsque Pascal Rambert écrit pour les 20 jeunes acteur·rices qui vont quitter l’École du TNB après 3 ans de formation, il le fait pour qu’elles et ils soient vu·es, entendu·es, regardé·es. Pour qu’apparaissent, dans la lumière, leurs corps, leurs visages, leurs voix, leurs tempéraments, leurs désirs. Il n’écrit pas des situations, il écrit « des choses à vivre ». Pour Dreamers, pièce conçue sur mesure à l’intention des jeunes acteur·rices de la promotion 10, il a pris le temps de la rencontre.

 

 

D’où vous vient cette envie de travailler à partir des rêves de ces jeunes ?

 

Cela remonte à l’époque où je travaillais sur Mont Vérité avec les élèves du TNS. Comme on explorait cette idée de lieu utopique, j’avais demandé aux élèves non seulement d’écrire leurs rêves dans la vie mais aussi leurs rêves de la nuit et je leur ai proposé de s’enregistrer à chaud, au réveil ou en pleine nuit, pour recueillir cette matière brute en provenance directe de l’inconscient. Et puis quand Arthur Nauzyciel m’a demandé d’écrire pour les élèves du TNB, j’avais ce mot en tête, « dreamers » qui m’habitait à ce moment-là et j’ai eu envie de reprendre cette idée que j’aime beaucoup d’écrire à partir de leurs rêves. C’est une chose, je crois, qui me poursuit depuis longtemps.


Dans ses Essais, Montaigne raconte qu’il se faisait réveiller la nuit pour noter ses rêves, c’est une lecture qui m’a marqué dans ma jeunesse et c’est une pratique que j’ai eue pendant longtemps, dans les années 90-2000 je dirais, je consignais mes rêves de façon prolifique, j’en ai des cahiers entiers quelque part à la cave.

Je ne le fais plus du tout mais ça doit m’habiter encore puisque ça revient régulièrement et lorsque j’ai commencé à travailler avec les élèves du TNB, je leur ai demandé de m’envoyer leurs rêves, de façon vocale ou par écrit, ce qui donne des choses très belles, des enregistrements de voix pâteuses ou presque inaudibles vers 3 ou 4h du matin.

Ce sont des traces merveilleuses de tentatives de verbalisation de leurs rêves avec des scratches sonores, des souffles, la présence très forte dans la voix du corps encore endormi. Et puis, ils m’ont beaucoup écrit par mail aussi. On a une matière énorme qu’on est en train de lire, de débroussailler, pour établir une base de travail, un corpus de textes que l’on veut garder.

 

Avez-vous une méthode de travail particulière lorsque vos acteur·rices sont des élèves ?


Je ne les considère pas comme des élèves mais comme des acteur·rices à part entière. Je n’écris jamais pour des élèves, j’écris pour de jeunes acteur·rices. Mais comme je ne les connais pas, contrairement aux comédien·nes avec qui je travaille depuis longtemps, je mets en place des sessions pour apprendre à se connaître. J’ai vraiment besoin de passer par ce temps de rêvasserie ensemble et j’adore ça, c’est très agréable de passer du temps avec des jeunes gens qui ont l’âge de mon premier fils, de recueillir leurs récits de vie.

Ce n’est pas tant leur vie privée qui m’intéresse mais savoir d'où ils viennent, ce que faisaient leurs parents, pourquoi ils ont choisi cette voie-là, comment ils ont reçu la nouvelle de leur sélection au concours… On a passé 5 jours où elles·ils se sont raconté·es les un·es après les autres, elles·ils sont tous là, tout le monde entend tout, c’est très beau, je prends des notes ou pas, je garde ce que je veux garder de l’impression de la personne. Certain·nes ont la petite vingtaine, d’autres approchent de la trentaine, il y a un panel de générations, leurs parcours sont très différents donc c’est très riche.


Vous les impliquez beaucoup…

 

Énormément ! C’est la dynamique de l’échange qui m’intéresse et me porte. Je ne les implique pas qu’au plateau, elles·ils sont acteur·rices du spectacle à construire en amont, je leur ai aussi demandé de faire par écrit le récit de leur vie. Certain·nes ont une grande aisance dans l’écriture, elles·ils sont passé·es par des études supérieures et ça se sent à la lecture, d’autres pas du tout, leur rapport à l’écrit est beaucoup plus brut.

Mais dans tous les cas, c’est très beau de les découvrir par ce biais. Ce que je collecte est une matière de connaissance. Et j’en arrive souvent à me dire, et même à leur dire, et je le pense sincèrement, qu’elles·ils n’ont pas besoin de moi. Ma position, à chaque fois que je travaille avec des jeunes, c’est de leur dire : « vous pouvez vous réunir entre vous, moi je n’ai rien à apprendre, je ne suis pas un maître ni un professeur. Faites les choses par vous-mêmes. »

 

Mais vous finissez par écrire pour elles·eux…

 

Oui. Enfin, l’année dernière quand j’ai travaillé à l’Université de Princeton aux États-Unis, j’ai trouvé les textes tellement excellents que je les ai laissés quasiment tels quels mais c’était la seule fois et le processus de base était différent, je ne leur avais pas demandé d’écrire à partir d’eux mais d’aller à la rencontre d’anonymes et d’inconnu·es exerçant tout type de métier. Le spectacle s’appelait Others et avait pour principe d’être en temps réel, c’est-à-dire qu’on ne savait pas qui allait prendre la parole à quel moment. C’était très excitant. Là, au TNB, elles·ils sont 20, c’est énorme, donc je ne pense pas que ça va être en temps réel et je veux faire quelque chose de plus simple que pour Mont Vérité où ils étaient 12 et où il y avait 3 parties très différentes pour pouvoir leur offrir des registres de jeu hétéroclites. Pour Dreamers, je n’en suis qu’au début du processus, mais j’envisage une seule histoire.

 


À quel moment vous attelez-vous à l’écriture du spectacle ?

 

Une fois que j’aurais fini d’écouter tous les récits et tous les rêves, je vais laisser passer du temps et je vais m’isoler dans la chambre de bonne attenante à mon appartement pour écrire. Je m’enferme et j’écris. Je rassemble toute la matière accumulée et je m’attèle au montage des histoires. Je peux tout à fait ne rien garder de ce qu’ils m’auront raconté ou absolument tout, ou transvaser le récit de l’un·e dans la bouche d’un·e autre, je me laisse une liberté totale pour transformer cette arborescence de narrations en une œuvre structurée.

 

Quel en sera le fil conducteur ?

 

En réalité, je veux faire quelque chose qui tourne autour du pardon. Je veux continuer dans la veine de Lac que j’avais écrit pour les élèves de la Manufacture à Lausanne, faire une histoire assez proche. Je suis obsédé en ce moment par l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac. Par cet instant précis où Abraham s’apprête à couper la tête de son fils à la demande de Dieu mais un ange retient sa main et lui substitue un bélier. Ce basculement du sacrifice humain au sacrifice animal, c’est-à-dire du sacrifice réaliste, objectif, à sa représentation à travers un objet que l’on substitue, c’est l’entrée dans la métaphore, le début du théâtre en somme. Ce moment de l’humanité est essentiel, qui plus est dans la barbarie actuelle. J’envisage donc le récit de ce crime suspendu, l’image de ce sacrifice enrayé qui revient en boucle. Ce ne seront pas des monologues mais l’histoire sera racontée et reconstituée à 20 voix et 20 corps sur le plateau avec des moments de danse et de chant. C’est tout de même une chose incroyable de se demander : Qu’est-ce-qui fait qu’il y a cette bascule extraordinaire dans l’histoire de l’humanité, où l’on sacrifie des hommes jusqu’à ce qu’une religion décide de substituer un agneau à la place, faisant ainsi entrer l’humanité dans la représentation ? Cette substitution me semble être la clef pour le métier que je fais car d’une certaine manière, comme je le disais, c’est le début du théâtre.

 

Comment comptez-vous entremêler les rêves des élèves et l’histoire d’Abraham ?

 

Je projette de faire coexister une histoire, ce récit d’un meurtre avorté, avec les rêves des personnages. Le geste arrêté du sacrifice reviendra en boucle à l’intérieur du récit et à l’intérieur de ce récit-là il y aura la partie rêvée de tout ça. C’est comme s’il y avait d’un côté le réel et de l’autre le rêve, 2 niveaux de narration reliés entre eux. Comme 2 matériaux conducteurs. L’idée c’est qu’on suive le fil de l’histoire d’une part et en même temps tout ce qui se passe dans la tête des personnages, qu’on assiste à ce mécanisme de vases communicants, à savoir comment cette histoire-là, ce geste primordial et duel parce qu’il contient en lui-même l’élan du meurtre et son empêchement, a impacté leurs rêves et leur psychisme irréversiblement.

 

Si vos spectacles entrent souvent en résonance très forte avec l’époque et le réel, ils sont aussi traversés par les grands récits archaïques, comme ici avec cet épisode biblique.

 

Il y a des actes très forts qu’on appelle des mythes et qui sont incontournables. Peut-être que ce goût pour l’archaïque remonte à l’époque où j’ai fait Gilgamesh, il y a 20 ans, puisque c’est le premier texte de l’humanité. Pour moi c’est une évidence de puiser dans cette matière-là parce qu’au fond de moi je crois que ça change peu et ça, je le pense d’autant plus depuis une dizaine d’années, depuis que je travaille tant à l’étranger avec toutes les pièces que je créé et leurs différentes versions, je remarque les mêmes réactions partout, les mêmes comportements. On se ressemble beaucoup finalement.


Vous ne faites pas du théâtre psychologique mais la psyché humaine est pourtant votre terreau d’écriture.


Parce que c’est le terreau de mon travail en réalité. Mon métier est constitué d’une part très prosaïque et concrète qui est de diriger les acteurs dans l’espace du plateau, organiser leurs mouvements, déplacements, postures, dans le jeu et l’émission de la parole. Mais ça, c'est 10 % de mon métier. 90 % c’est du rapport à l’inconscient, au dialogue intérieur des acteurs, à leurs états qui entrent en collision les uns avec les autres. Il faut savoir qu’un acteur c’est toujours quelqu’un d’inquiet. Il laisse traîner derrière lui des traces dans l’espace, il porte un sac à dos invisible. C’est comme une sorte de double qui se tiendrait en permanence à ses côtés et l’accompagne dans toutes ses actions. Cette part psychique inhérente au métier me fascine et je veux essayer de le montrer au plateau, de révéler cet en-deçà des apparences.

 

Comment envisagez-vous la scénographie de Dreamers ?

 

Je finis actuellement un projet pour l’ouverture de la nouvelle Comédie de Genève, qui s’appelle Stars – c’est la prochaine grosse production que je fais en Suisse –, où je mélange des vrais gens, des acteur·rices et un astrophysicien. La scénographie sera une grande boîte blanche. Je vais reprendre le principe pour Dreamers, en ajoutant un très beau piano au centre, la plupart des élèves étant aussi musicien·nes. Et puis avec Yves Godin à la lumière, j’ai une idée que j’ai envie de réaliser depuis longtemps et qui est cohérente avec le sujet donc c’est le moment de s’y coller. Elle me vient d’une vitrine parisienne devant laquelle je passais régulièrement à une époque, celle d’un magasin de photos spécialisé dans l’aura. Sur les photos exposées, il y a des traînées de rouge, vert, bleu autour des personnes, évoquant ce qu’ils dégagent. C’est très joli. Je voudrais donc faire ça en temps réel, c'est-à-dire que quand les acteur·rices prennent la parole et qu’ils se rapprochent de la grande boîte blanche, j’aimerais qu’on puisse créer autour d’eux des zones de couleurs mouvantes, qu’elles·ils soient impacté·es en direct en fonction de leurs gestes et déplacements. Je trouve que symboliquement le processus renvoie bien aux émanations du rêve, un peu comme la matérialisation du psychisme ou de l’inconscient rendu visible par ce procédé de révélation.

 


Vous vous entourez d’une équipe de fidèles que vous connaissez depuis longtemps.


Ce qui est beau aussi dans ce projet-là, c’est toute l’équipe autour, une équipe avec laquelle je travaille depuis longtemps et c’est un bonheur de collaborer ensemble sur la durée. Il y a Yves Godin à la lumière, Alexandre Meyer à la musique, Rachid Ouramdane à la danse. Tous les gens avec qui je travaille sont des êtres merveilleux et j’en suis extrêmement heureux. Audrey Bonnet va également passer faire répéter les élèves. Il se trouve qu’elle apparaît dans leurs rêves, c’est dingue, je me demande même si je ne vais pas en faire un personnage également. Et puis je serais accompagné par Arthur Nauzyciel bien sûr et Laurent Poitrenaux qui est le responsable pédagogique de la promotion 10. Donc je suis en terrain connu et solide. Il n’y a que pour la scénographie et les costumes que j’ai eu envie de m’entourer de 2 nouvelles personnes, 2 jeunes femmes, pour varier les générations, issues du TNS et que j’ai rencontrées sur Mont Vérité, Aliénor Durand et Clémence Delille.


— Entretien réalisé le 9 novembre 2020
par Marie Plantin

EN ÉCHO

Création

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