Théâtre National de Bretagne
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À PROPOS DE "LA NUIT TOMBE QUAND ELLE VEUT"

ENTRETIEN AVEC LATIFA LAÂBISSI

Publié le 12/11/2021

 

Latifa Laâbissi, artiste associée au TNB, crée La Nuit tombe quand elle veut au CCNRB, du 11 au 20 novembre 2021, accompagnée par Marcelo Evelin et Tomas Monteiro.

Que provoque sur scène et dans la réception du public l’hybridation des corps, des pratiques, des gestes, des sources dont vous êtes une fervente adepte ?

 

Hybrider, c’est la possibilité de multiplier les corps en présence, de devenir et d’être des surfaces de projection. Cela permet donc de fuir les assignations quelles qu’elles soient. Je pense également qu’hybrider est une façon d’opérer des traversées sans se préoccuper, à priori, du lieu où l’on est supposé être légitime. C’est à dire la chorégraphie en ce qui concerne Marcelo Evelin et moi-même, la musique, pour ce qui relève de Tomas Monteiro. Cela n’empêche pas que nous soyons toutes et tous dans une forte exigence. Mais une part de nos pratiques se déplace avec constance dans le partage de nos matériaux. Les mêmes effets se produisent lorsque je collabore avec Nadia Lauro. Là encore, il s’agit de construire des figures qui échappent aux assignations. Il s’agit de bâtir des corps hybridés, donc transformés, qui deviennent des surfaces de projection où se déploient des idées. Ces idées circulent de Nadia à moi et de moi vers Nadia. Je lui propose des matériaux. L’amplitude de son imaginaire lui permet de revenir vers moi avec des résolutions plus fines. Nous cherchons ensemble des figures flamboyantes et incandescentes.

 

Lorsque j’évoque les assignations, je ne pense pas seulement aux assignations sociales ou politiques. Il est aussi question d’un imaginaire qui se désaliène. Je souhaite organiser un imaginaire en mouvement qui ne repose pas sur des fixités. Je le souhaite d’autant plus dans ce spectacle où nous tentons de convoquer les absents. Nous y sommes moitié vigies, moitié pythies. Nous tentons d’être des corps visités, avec l’espoir que les spectateur·rices projettent sur nos figures des choses que nous n’imaginions pas, une sorte de part manquante qui viendrait compléter le spectacle en acte. Il y a nécessité à sortir de son lieu.

 

L’hybridation, est-ce une forme d’hospitalité ?
 

J’aime la formule. Cela voudrait dire que l’on peut se peupler de l’Autre, au sens multiple du terme. Je pourrais (et Marcelo également) m’approprier cette façon de renommer l’hybridation. C’est très beau de la penser ainsi.

 

Cette nécessité d’hybridation sur la scène du théâtre, avec quelle part de vous-même ricoche-t-elle ?

 

Si on est sur une parole plus intime et personnelle, l’hybridation a été une nécessité. Trouver le multiple en moi pour ne pas me laisser fixer à une quelconque évidence était de l’ordre de la survie. Et peut-être bien que cet élan trouve son origine dans le lieu matriciel d’enfance. C’est un lieu commun de le dire mais les normes sociales ne font que nous définir en permanence. Hybrider s’est donc très vite imposé en moi comme une stratégie de survie. Ce n’est pas par hasard si, dans mes créations, il y a si souvent des masques ou des travestissements. Il n’est pas question de figures en fuite ou en cavale, mais d’une tentative toujours réitérée de garder du multiple. Si, comme vous le supposez, l’hybridation que je recherche et pratique sur scène a un ancrage intime, il est effectivement dans ce souvenir quasi physique de stratégie de survie. Il me fallait, si j’ose le néologisme, être « dé-piégée ».

 

La nuit est-elle l’espace-temps de la libération ?

 

Traditionnellement, la veillée est ce seuil symbolique qui délimite le jour et la nuit. La nuit est un au-delà permissif, voire très dangereux, qui peut-être vécu comme l’endroit où les limites sont anéanties. La nuit est l’espace des possibles où l’on peut laisser apparaître les invisibles. Lors du travail, nous avons souvent évoqué le cinéma de Apichatpong Weerasethakul, ce réalisateur thaïlandais, sur les écrans de qui surgissent des figures qui se tiennent entre lieu du vivant et lieu des morts. Figures qui peuvent se côtoyer parce que la nuit permet d’autres états et d’autres perceptions. Cet état transitoire, entre vigie et pythie, cet état où nous nous tenons aux aguets de ce qui peut advenir, est évidemment le lieu de la fiction. La nuit sait accueillir la fiction.

 

Le spectacle est-il un continuum, un flux organique ?

 

Totalement, même si une dramaturgie le sous-tend de part en part. Je voudrais souligner une dimension majeure (elle l’a été pour Marcelo, Nadia ou moi-même) dans notre façon de penser le dispositif. Nous voulions créer un espace incandescent et nous voulions surtout créer un espace immersif.

Les spectateur·rices ne seront pas des anthropologues assistant passivement à une veillée. Si la représentation n’est pas participative, elle permet néanmoins au public d’être totalement à l’intérieur de son énergie et de son flux. Le public est le veilleur. Il est pris par nos corps, dans nos déplacements et l’écoute de nos voix. Il faut souligner la dimension vibratoire de la musique. La vibration met en place de l’empathie et de la transmission. Tout est fait pour rendre active et aiguë cette notion de public veilleur.

 

Quelle image donneriez-vous, s’il fallait n’en citer qu’une, de cette représentation ?

 

C’est une tombée de la nuit avec des figures flamboyantes qui sifflent comme des oiseaux.

 

Vous êtes désormais artiste associée au TNB. Est-ce un ancrage important pour vous qui vivez en Bretagne ?

 

Oui. Il est essentiel de pouvoir déployer des collaborations sur le long terme et de trouver une maison qui accueille le travail régulièrement. Nous nous étions rencontrés, Arthur Nauzyciel et moi-même, autour du projet de l’école pour le lieu. L’adhésion au projet TNB est, pour moi, politique et esthétique. Cela ne m’était pas arrivé depuis très longtemps. Dans ces grosses maisons que sont les Centres Dramatiques Nationaux, on pourrait penser que règne une forme d’inertie qui interdit l’innovation et la réactivité en emboîtant des mois avant les programmations. Ici, c’est l’inverse qui se passe. L’école est poreuse avec le théâtre. Le théâtre lui-même est poreux à tout ce qui se passe hors ses murs. Les projets sont transversaux. Il arrive même qu’ils s’inventent à la minute, lors de conversations, de discussions, d’échanges. C’est très rare.


— Propos recueillis par l’équipe du TNB, 2021

Le Magazine du TNB

 

Latifa Laâbissi, artiste associée au TNB, crée La Nuit tombe quand elle veut au CCNRB, du 11 au 20 novembre 2021, accompagnée par Marcelo Evelin et Tomas Monteiro.

À PROPOS DE "LA NUIT TOMBE QUAND ELLE VEUT"

ENTRETIEN AVEC LATIFA LAÂBISSI

Publié le 12/11/2021

 

Latifa Laâbissi, artiste associée au TNB, crée La Nuit tombe quand elle veut au CCNRB, du 11 au 20 novembre 2021, accompagnée par Marcelo Evelin et Tomas Monteiro.

Que provoque sur scène et dans la réception du public l’hybridation des corps, des pratiques, des gestes, des sources dont vous êtes une fervente adepte ?

 

Hybrider, c’est la possibilité de multiplier les corps en présence, de devenir et d’être des surfaces de projection. Cela permet donc de fuir les assignations quelles qu’elles soient. Je pense également qu’hybrider est une façon d’opérer des traversées sans se préoccuper, à priori, du lieu où l’on est supposé être légitime. C’est à dire la chorégraphie en ce qui concerne Marcelo Evelin et moi-même, la musique, pour ce qui relève de Tomas Monteiro. Cela n’empêche pas que nous soyons toutes et tous dans une forte exigence. Mais une part de nos pratiques se déplace avec constance dans le partage de nos matériaux. Les mêmes effets se produisent lorsque je collabore avec Nadia Lauro. Là encore, il s’agit de construire des figures qui échappent aux assignations. Il s’agit de bâtir des corps hybridés, donc transformés, qui deviennent des surfaces de projection où se déploient des idées. Ces idées circulent de Nadia à moi et de moi vers Nadia. Je lui propose des matériaux. L’amplitude de son imaginaire lui permet de revenir vers moi avec des résolutions plus fines. Nous cherchons ensemble des figures flamboyantes et incandescentes.

 

Lorsque j’évoque les assignations, je ne pense pas seulement aux assignations sociales ou politiques. Il est aussi question d’un imaginaire qui se désaliène. Je souhaite organiser un imaginaire en mouvement qui ne repose pas sur des fixités. Je le souhaite d’autant plus dans ce spectacle où nous tentons de convoquer les absents. Nous y sommes moitié vigies, moitié pythies. Nous tentons d’être des corps visités, avec l’espoir que les spectateur·rices projettent sur nos figures des choses que nous n’imaginions pas, une sorte de part manquante qui viendrait compléter le spectacle en acte. Il y a nécessité à sortir de son lieu.

 

L’hybridation, est-ce une forme d’hospitalité ?
 

J’aime la formule. Cela voudrait dire que l’on peut se peupler de l’Autre, au sens multiple du terme. Je pourrais (et Marcelo également) m’approprier cette façon de renommer l’hybridation. C’est très beau de la penser ainsi.

 

Cette nécessité d’hybridation sur la scène du théâtre, avec quelle part de vous-même ricoche-t-elle ?

 

Si on est sur une parole plus intime et personnelle, l’hybridation a été une nécessité. Trouver le multiple en moi pour ne pas me laisser fixer à une quelconque évidence était de l’ordre de la survie. Et peut-être bien que cet élan trouve son origine dans le lieu matriciel d’enfance. C’est un lieu commun de le dire mais les normes sociales ne font que nous définir en permanence. Hybrider s’est donc très vite imposé en moi comme une stratégie de survie. Ce n’est pas par hasard si, dans mes créations, il y a si souvent des masques ou des travestissements. Il n’est pas question de figures en fuite ou en cavale, mais d’une tentative toujours réitérée de garder du multiple. Si, comme vous le supposez, l’hybridation que je recherche et pratique sur scène a un ancrage intime, il est effectivement dans ce souvenir quasi physique de stratégie de survie. Il me fallait, si j’ose le néologisme, être « dé-piégée ».

 

La nuit est-elle l’espace-temps de la libération ?

 

Traditionnellement, la veillée est ce seuil symbolique qui délimite le jour et la nuit. La nuit est un au-delà permissif, voire très dangereux, qui peut-être vécu comme l’endroit où les limites sont anéanties. La nuit est l’espace des possibles où l’on peut laisser apparaître les invisibles. Lors du travail, nous avons souvent évoqué le cinéma de Apichatpong Weerasethakul, ce réalisateur thaïlandais, sur les écrans de qui surgissent des figures qui se tiennent entre lieu du vivant et lieu des morts. Figures qui peuvent se côtoyer parce que la nuit permet d’autres états et d’autres perceptions. Cet état transitoire, entre vigie et pythie, cet état où nous nous tenons aux aguets de ce qui peut advenir, est évidemment le lieu de la fiction. La nuit sait accueillir la fiction.

 

Le spectacle est-il un continuum, un flux organique ?

 

Totalement, même si une dramaturgie le sous-tend de part en part. Je voudrais souligner une dimension majeure (elle l’a été pour Marcelo, Nadia ou moi-même) dans notre façon de penser le dispositif. Nous voulions créer un espace incandescent et nous voulions surtout créer un espace immersif.

Les spectateur·rices ne seront pas des anthropologues assistant passivement à une veillée. Si la représentation n’est pas participative, elle permet néanmoins au public d’être totalement à l’intérieur de son énergie et de son flux. Le public est le veilleur. Il est pris par nos corps, dans nos déplacements et l’écoute de nos voix. Il faut souligner la dimension vibratoire de la musique. La vibration met en place de l’empathie et de la transmission. Tout est fait pour rendre active et aiguë cette notion de public veilleur.

 

Quelle image donneriez-vous, s’il fallait n’en citer qu’une, de cette représentation ?

 

C’est une tombée de la nuit avec des figures flamboyantes qui sifflent comme des oiseaux.

 

Vous êtes désormais artiste associée au TNB. Est-ce un ancrage important pour vous qui vivez en Bretagne ?

 

Oui. Il est essentiel de pouvoir déployer des collaborations sur le long terme et de trouver une maison qui accueille le travail régulièrement. Nous nous étions rencontrés, Arthur Nauzyciel et moi-même, autour du projet de l’école pour le lieu. L’adhésion au projet TNB est, pour moi, politique et esthétique. Cela ne m’était pas arrivé depuis très longtemps. Dans ces grosses maisons que sont les Centres Dramatiques Nationaux, on pourrait penser que règne une forme d’inertie qui interdit l’innovation et la réactivité en emboîtant des mois avant les programmations. Ici, c’est l’inverse qui se passe. L’école est poreuse avec le théâtre. Le théâtre lui-même est poreux à tout ce qui se passe hors ses murs. Les projets sont transversaux. Il arrive même qu’ils s’inventent à la minute, lors de conversations, de discussions, d’échanges. C’est très rare.


— Propos recueillis par l’équipe du TNB, 2021

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LATIFA LAÂBISSI / MARCELO EVELIN

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