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À PROPOS DE "LE FEU, LA FUMÉE, LE SOUFRE"

ENTRETIEN AVEC BRUNO GESLIN

Publié le 13/02/2023

 

Le Feu, la fumée, le soufre est une création de Bruno Geslin, d'après Christopher Marlowe. Ce spectacle est présenté du 21 au 24 mars 2023, dans la salle Vilar.

« Les acteurs qui composent cette petite société sont baroques, burlesques et monstrueux. »

 

Le Feu, la fumée, le soufre est le titre de votre spectacle. Son origine est Edouard II,  la pièce de Christopher Marlowe. Signez-vous une variation ou une adaptation de cette tragédie anglaise du XVIe siècle ?

 

Il s’agit d’une adaptation très libre. Je connaissais le texte depuis longtemps. Lorsque j’ai créé Chroma, d’après l’œuvre de Derek Jarman, j’ai visionné son film sur Edouard II. Une fiction impressionnante, inscrite dans les années 90, époque du sida où une génération disparaissait dans le silence. Le film de Jarman était une représentation iconique, voire héroïque, de 2 personnages queer. Je voulais partir sur un autre axe. D’autant plus que, me plongeant dans ce texte qui raconte l’amour improbable et hors norme d’un roi pour son jeune amant, j’entendais la voix de Claude Degliame au point d’être hanté par elle. Cette comédienne, et elle seule, devait incarner Edouard. Il me fallait ensuite créer le couple nucléaire du Roi et de son amant. Alizée Soudet était la partenaire idéale. Elle avait incarné, de façon sidérante, un chien dans un spectacle de Sylvain Creuzevault (Construire un feu, d’après une nouvelle de Jack London). Une fois ce duo formé, la distribution a pu se construire. Olivier Normand incarne la Reine blessée. Le chœur des barons, contrepouvoir à la puissance d’Edouard, nécessitait d’engager des caractères forts. Les acteurs qui composent cette petite société sont baroques, burlesques et monstrueux.

 

De quelle nature est votre adaptation ?

 

À sa lecture, le texte fait 3h30. Le spectacle ne durera que 2h30. J’ai resserré le drame autour de la relation amoureuse et de ses implications politiques. J’ai coupé dans les histoires parallèles. Marlowe ne joue pas sur le suspense. Au jeu des rebondissements de l’intrigue, il est nettement moins puissant que son contemporain Shakespeare. Il livre un 1er acte hallucinant et spectaculaire où il semble littéralement inventer le langage cinématographique. Il pratique l’ellipse, il va vite et, surtout, il anéantit chaque forme qu’il pose. On passe par un conte pastoral puis un univers psychanalytique, on bascule dans le champ noir poétique puis le récit historique. Chaque fois, quelque chose s’échappe et s’autodétruit. Les 2 premiers actes sont incroyables. Mais une fois que tout est en place (personnages, intrigues) on sent chez lui un essoufflement. Comme s’il était obligé de finir alors qu’il a tout avancé dans les 2 premiers actes. N’oublions pas qu’il est mort à 29 ans d’un coup de poignard à la sortie d’une taverne. C’était un jeune auteur !

 

 

Comment cela se traduit-il dans la mise en scène ?

 

J’ai gardé la rapidité et la fulgurance du récit, j’ai aussi conservé cette confrontation de codes, de langages, de niveaux d’écriture. J’ouvre le spectacle par la scène finale de la pièce dans laquelle Edouard attend et redoute la mort. Le geste du bourreau est suspendu. C’est l’occasion pour le Roi de reconvoquer ses fantômes, de réécrire l’histoire en faisant appel à sa mémoire. Enfermé dans un château depuis 10 ans, il ne voit plus que les visages de ses geôliers. Ces derniers prennent, du coup, les traits de tous les autres héros. Cette astuce me permet d’échapper à la linéarité. Nous sommes dans la tête d’Edouard, une subjectivité qui rend incertaine la réalité de ce qui se raconte.

 

© Cécile Desailly

 

Que faites-vous du poids historique de cette pièce écrite au XVIe siècle ?

 

Je ne fais pas un spectacle façon XXIe siècle. Mais j’ai suivi 3 pistes :

— la 1re concerne le lieu : j’avais en tête l’image du Globe Théâtre, le long de la Tamise, pendant l’incendie de Londres en 1613. Je voyais un théâtre de ruines encore fumantes. L’espace est également mental et non figuratif. Il est un personnage en lui-même, en métamorphose permanente, comme les personnages.  Nous sommes dans la tête d’Edouard. Nous sommes dans un théâtre calciné. Nous sommes dans un lieu de rituel et de cérémonial ou encore dans une prison ou un purgatoire. L’espace va et vient d’un état à un autre. Il n’est que transition.

 

— la 2e piste implique la temporalité : une tresse dramaturgique entremêle 3 périodes. Le moment d’Edouard (le Moyen Age). Le moment de l’écriture (la Renaissance). Et enfin aujourd’hui, c’est-à-dire le temps des acteurs qui s’emparent de la pièce pour nous dire quelque chose. Une circulation se crée entre les 3 époques.

 

— la 3e et dernière piste engage 3 portraits : ceux d’Edouard 2, de Christopher Marlowe de Claude Degliame. Là encore il y a porosité, confrontation, aller-retour. L’instabilité est une donnée essentielle. Au spectateur de trouver un chemin entre ces 3 lieux, ces 3 temps et ces 3 personnes.

 

Dans votre théâtre, vous entrelacez toujours les pulsions d’Éros et de Thanatos. Pourquoi ?

 

C’est mon moteur ! Marlowe est l’écrivain d’un désir qui marche main dans la main avec l’idée de la mort. Mes spectacles empruntent des formes différentes mais j’ai la sensation de toujours me confronter à la question du corps, du désir et de la mort. Ces imaginaires sont mes champs de bataille. Le théâtre établit une connexion avec les fantômes. Il revitalise les pensées de gens qui ne sont plus de ce monde.

 

« J’ai la sensation de toujours me confronter à la question du corps, du désir et de la mort.»

 

Comment préparez-vous vos spectacles ?

 

Je suis dans l’immersion. Je lis tout de celui que je vais mettre en scène. Au bout d’un moment l’auteur prend place dans mon imaginaire. J’opère, de manière inconsciente, une traversée qui me mène de sphère en sphère jusqu’à ce que surgisse une pensée, une langue, une présence. C’est une forme de magie blanche.

 

Une sorte de possession ?

 

Le terme est juste. Pour certains comédiens, incarner veut dire disparaître pour que quelque chose d’autre advienne. Se mettre dans une forme de disponibilité, cesser d’être encombré de soi. La même chose arrive dans le processus de création. Raison pour laquelle l’immersion est mon obsession. En acceptant d’être habité par l’œuvre, je laisse surgir le présent et crée avec l’auteur une intimité particulière. Cela ne fait pas de moi un spécialiste de Marlowe mais j’ai désormais avec lui une relation singulière.

 

— Propos recueillis par Joëlle Gayot, janvier 2023

Le Magazine du TNB

 

Le Feu, la fumée, le soufre est une création de Bruno Geslin, d'après Christopher Marlowe. Ce spectacle est présenté du 21 au 24 mars 2023, dans la salle Vilar.

À PROPOS DE "LE FEU, LA FUMÉE, LE SOUFRE"

ENTRETIEN AVEC BRUNO GESLIN

Publié le 13/02/2023

 

Le Feu, la fumée, le soufre est une création de Bruno Geslin, d'après Christopher Marlowe. Ce spectacle est présenté du 21 au 24 mars 2023, dans la salle Vilar.

« Les acteurs qui composent cette petite société sont baroques, burlesques et monstrueux. »

 

Le Feu, la fumée, le soufre est le titre de votre spectacle. Son origine est Edouard II,  la pièce de Christopher Marlowe. Signez-vous une variation ou une adaptation de cette tragédie anglaise du XVIe siècle ?

 

Il s’agit d’une adaptation très libre. Je connaissais le texte depuis longtemps. Lorsque j’ai créé Chroma, d’après l’œuvre de Derek Jarman, j’ai visionné son film sur Edouard II. Une fiction impressionnante, inscrite dans les années 90, époque du sida où une génération disparaissait dans le silence. Le film de Jarman était une représentation iconique, voire héroïque, de 2 personnages queer. Je voulais partir sur un autre axe. D’autant plus que, me plongeant dans ce texte qui raconte l’amour improbable et hors norme d’un roi pour son jeune amant, j’entendais la voix de Claude Degliame au point d’être hanté par elle. Cette comédienne, et elle seule, devait incarner Edouard. Il me fallait ensuite créer le couple nucléaire du Roi et de son amant. Alizée Soudet était la partenaire idéale. Elle avait incarné, de façon sidérante, un chien dans un spectacle de Sylvain Creuzevault (Construire un feu, d’après une nouvelle de Jack London). Une fois ce duo formé, la distribution a pu se construire. Olivier Normand incarne la Reine blessée. Le chœur des barons, contrepouvoir à la puissance d’Edouard, nécessitait d’engager des caractères forts. Les acteurs qui composent cette petite société sont baroques, burlesques et monstrueux.

 

De quelle nature est votre adaptation ?

 

À sa lecture, le texte fait 3h30. Le spectacle ne durera que 2h30. J’ai resserré le drame autour de la relation amoureuse et de ses implications politiques. J’ai coupé dans les histoires parallèles. Marlowe ne joue pas sur le suspense. Au jeu des rebondissements de l’intrigue, il est nettement moins puissant que son contemporain Shakespeare. Il livre un 1er acte hallucinant et spectaculaire où il semble littéralement inventer le langage cinématographique. Il pratique l’ellipse, il va vite et, surtout, il anéantit chaque forme qu’il pose. On passe par un conte pastoral puis un univers psychanalytique, on bascule dans le champ noir poétique puis le récit historique. Chaque fois, quelque chose s’échappe et s’autodétruit. Les 2 premiers actes sont incroyables. Mais une fois que tout est en place (personnages, intrigues) on sent chez lui un essoufflement. Comme s’il était obligé de finir alors qu’il a tout avancé dans les 2 premiers actes. N’oublions pas qu’il est mort à 29 ans d’un coup de poignard à la sortie d’une taverne. C’était un jeune auteur !

 

 

Comment cela se traduit-il dans la mise en scène ?

 

J’ai gardé la rapidité et la fulgurance du récit, j’ai aussi conservé cette confrontation de codes, de langages, de niveaux d’écriture. J’ouvre le spectacle par la scène finale de la pièce dans laquelle Edouard attend et redoute la mort. Le geste du bourreau est suspendu. C’est l’occasion pour le Roi de reconvoquer ses fantômes, de réécrire l’histoire en faisant appel à sa mémoire. Enfermé dans un château depuis 10 ans, il ne voit plus que les visages de ses geôliers. Ces derniers prennent, du coup, les traits de tous les autres héros. Cette astuce me permet d’échapper à la linéarité. Nous sommes dans la tête d’Edouard, une subjectivité qui rend incertaine la réalité de ce qui se raconte.

 

© Cécile Desailly

 

Que faites-vous du poids historique de cette pièce écrite au XVIe siècle ?

 

Je ne fais pas un spectacle façon XXIe siècle. Mais j’ai suivi 3 pistes :

— la 1re concerne le lieu : j’avais en tête l’image du Globe Théâtre, le long de la Tamise, pendant l’incendie de Londres en 1613. Je voyais un théâtre de ruines encore fumantes. L’espace est également mental et non figuratif. Il est un personnage en lui-même, en métamorphose permanente, comme les personnages.  Nous sommes dans la tête d’Edouard. Nous sommes dans un théâtre calciné. Nous sommes dans un lieu de rituel et de cérémonial ou encore dans une prison ou un purgatoire. L’espace va et vient d’un état à un autre. Il n’est que transition.

 

— la 2e piste implique la temporalité : une tresse dramaturgique entremêle 3 périodes. Le moment d’Edouard (le Moyen Age). Le moment de l’écriture (la Renaissance). Et enfin aujourd’hui, c’est-à-dire le temps des acteurs qui s’emparent de la pièce pour nous dire quelque chose. Une circulation se crée entre les 3 époques.

 

— la 3e et dernière piste engage 3 portraits : ceux d’Edouard 2, de Christopher Marlowe de Claude Degliame. Là encore il y a porosité, confrontation, aller-retour. L’instabilité est une donnée essentielle. Au spectateur de trouver un chemin entre ces 3 lieux, ces 3 temps et ces 3 personnes.

 

Dans votre théâtre, vous entrelacez toujours les pulsions d’Éros et de Thanatos. Pourquoi ?

 

C’est mon moteur ! Marlowe est l’écrivain d’un désir qui marche main dans la main avec l’idée de la mort. Mes spectacles empruntent des formes différentes mais j’ai la sensation de toujours me confronter à la question du corps, du désir et de la mort. Ces imaginaires sont mes champs de bataille. Le théâtre établit une connexion avec les fantômes. Il revitalise les pensées de gens qui ne sont plus de ce monde.

 

« J’ai la sensation de toujours me confronter à la question du corps, du désir et de la mort.»

 

Comment préparez-vous vos spectacles ?

 

Je suis dans l’immersion. Je lis tout de celui que je vais mettre en scène. Au bout d’un moment l’auteur prend place dans mon imaginaire. J’opère, de manière inconsciente, une traversée qui me mène de sphère en sphère jusqu’à ce que surgisse une pensée, une langue, une présence. C’est une forme de magie blanche.

 

Une sorte de possession ?

 

Le terme est juste. Pour certains comédiens, incarner veut dire disparaître pour que quelque chose d’autre advienne. Se mettre dans une forme de disponibilité, cesser d’être encombré de soi. La même chose arrive dans le processus de création. Raison pour laquelle l’immersion est mon obsession. En acceptant d’être habité par l’œuvre, je laisse surgir le présent et crée avec l’auteur une intimité particulière. Cela ne fait pas de moi un spécialiste de Marlowe mais j’ai désormais avec lui une relation singulière.

 

— Propos recueillis par Joëlle Gayot, janvier 2023

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