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À PROPOS DE « DISPAK DISPAC'H »

ENTRETIEN AVEC PATRICIA ALLIO

Publié le 03/11/2021

 

Après une première série de représentations lors du Festival TNB 2021, Dispak Dispac'h de Patricia Allio, artiste associée au TNB, est présenté cette saison dans le cadre du festival Mythos, du 9 au 13 avril 2024.

Le tribunal où se traitent, entre réquisitoires et plaidoiries, les affaires du monde est un théâtre. Patricia Allio en fait l’argument d’un spectacle documentaire aux prises avec les politiques migratoires.

 

 

Qu’avez-vous vu et entendu lorsque vous avez assisté en 2018 à une session du Tribunal Permanent des Peuples sur les violations des droits des migrant·es et des réfugié·es ?

 

Ce que j’ai vu : une forme de théâtre populaire. Un recours formel et théâtral peu élaboré prenant la forme classique du tribunal. Ce semblant du tribunal m’a touchée comme un endroit certes désespéré mais où il était possible de trouver de l’espoir. Ce que j’ai entendu : des mots, des idées, des faits brûlants et passionnants. Dans cette assemblée intimiste (nous n’étions qu’une quarantaine de personnes), j’entendais des questions urgentes, relayées quotidiennement dans la presse mais qui, dans cette enceinte, résonnaient autrement. Comme si l’on avait décidé d’y accorder, collectivement, plus d’importance. Voilà qui rejoignait mon urgence scénique : il s’agissait soudain de créer une assemblée, un dispositif d’écoute et d’attention renouvelées. J’ai perçu un appel politique à prolonger le geste déjà théâtralisé du Tribunal Permanent des Peuples.

 

Avez-vous pris des notes sur place ?

 

Non, car je m’y suis rendue en simple citoyenne. C’est après, lorsque je me suis mise au travail, que j’ai récupéré les enregistrements, sans savoir alors clairement ce que je voulais faire. Ils sont devenus une base de travail.

 

« Accuser de manière argumentée change la nature et la force de l’accusation. »

 

Que reste-t-il de ce qui s’est dit au TPP dans le spectacle ?

 

Ce qui reste, c’est l’acte d’accusation, remarquable, rédigé par le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés). Dans cette session du Tribunal, une trentaine d’associations étaient présentes. Cet acte d’accusation est devenu une matière essentielle sur laquelle, avec la comédienne Élise Marie, nous avons beaucoup travaillé. Nous en avons aussi modifié l’écriture car l’acte en lui-même est difficile à faire entendre et résonner. Nous avons allégé la langue utilisée, trop aride. Mais j’ai gardé la substantifique moelle. C’est une forme de J’accuse dont la dimension performative m’intéressait. Accuser de manière argumentée change la nature et la force de l’accusation. Nous passons notre temps à nous accuser les un·es et les autres. Mais une accusation fondée sur des principes juridiques et portée collectivement ou individuellement acquiert une dimension politique inédite.

 

Que contient cet acte d’accusation ?

 

Il revisite l’histoire de la violation des droits fondamentaux, laquelle résulte de la restriction de la liberté de circulation. Le document, très argumenté et rationnel, explique quelles sont les implications de la décision politique européenne et française lorsqu’elle restreint la liberté de circulation pour un certain nombre d’êtres humains considérés comme illégaux. Cela veut dire : la violation du droit de quitter son pays, la violation du droit d’asile, la violation du principe de non refoulement, la violation d’interdiction des expulsions. Enfin, la violation de l’obligation de porter secours en mer. SOS Méditerranée défend ainsi l’inconditionnalité du sauvetage en mer. Ce qui, en réalité, ne devrait pas être une exception, le sauvetage en mer figurant dans les textes fondateurs de la politique des droits de l’homme. En dernier lieu, l’acte accuse les états européens de crime contre l’humanité.

 

Il y a donc une montée en puissance dans la représentation ?

 

Une sorte d’acmé, effectivement. Derrière cette langue un peu froide ou glaçante, derrière les accusations, se pose la question des corps qui souffrent de maltraitance, d’actes de barbarie ou de crime. Je ne veux pas traiter ce sujet de manière pathétique. Mon point de vue n’est pas celui des personnes migrantes mais celui de nos textes législatifs, ceux de nos états libéraux et démocratiques. Inventer des lois et des droits pour échapper au règne de la violence, c’est fondamental mais insuffisant. Il faut infléchir les lois vers plus de justice. Redire ce qui est juste et injuste. Jusqu'à éprouver la distinction entre le juste et la justesse, où se joue le passage du politique à l’éthique.

 

Pourquoi faire venir sur scène des membres de la société civile ?

 

C’est précisément ce qui faisait la puissance du TPP. On y entendait Cédric Herrou (agriculteur) et Damien Carême (maire de Grande-Synthe). Deux personnalités médiatisées. Mais on y découvrait aussi des résistant·es ordinaires. Portant le projet au théâtre, je devais prolonger le geste. Il fallait que reste quelque chose d’une friction entre un théâtre théâtralisé avec « une vraie actrice et un vrai danseur » et des témoins qui ne sont pas des professionnel·les de la scène. Par exemple Marie-Christine Vergiat, ex-députée européenne, Vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, m’a beaucoup touchée pour sa clarté et son inépuisable détermination. Elle sera là. Elle représente la société civile en tant que militante des droits humains. C’est une experte mais elle ne donne pas un cours. Elle prend la parole à l’endroit de la conviction, de la protestation et de l’indignation. Sa pensée est radicale. J’aime sa façon de lutter contre nos préjugés.

 

Qu’allons-nous comprendre dont nous ne sommes pas clairement conscient·es ?

 

Le public comprendra, je l’espère, que la question de la liberté de circulation devrait être un préalable à toute réflexion. Or, cette question vient toujours à la fin. Comment l’amener sans brusquer les esprit ? Comment revenir à une intuition morale égalitariste ? Comment ouvrir les yeux sur celles et ceux qui n’ont pas le droit, comme nous, de voyager librement, soit à cause de murs juridiques et législatifs, soit à cause d’inégalités économiques ? Cela paraît évident. Mais nous ne prenons jamais le temps de reconsidérer ce problème.

 

Qu’avez-vous appris lors de cette session du Tribunal Permanent des Peuples dont vous-même n’étiez pas consciente ?

 

J’ai beaucoup appris sur le degré d’inhumanité de nos politiques migratoires. J’ai découvert par exemple que la France a la politique d’enfermement la plus sévère d’Europe. Je n’imaginais pas à quel point notre politique d’accueil violait le droit d'asile et le droit des enfants, notamment dans les centres de rétention. Cela a d’ailleurs valu à la France plusieurs condamnations.

« Je veux construire un spectacle qui donne de l’élan et de la croyance. Je me mets au travail pour puiser dans nos possibilités de résister et de manifester notre humanité. »

Cela n’incite pas à l’optimisme ?

 

J’essaie de tenir un enjeu performatif optimiste. Je ne pratique pas la méthode Coué mais si j’ai mis toute cette énergie pour créer cette assemblée, dans une époque si difficile pour toutes et tous, ce n’est pas pour nous accabler. Je veux construire un spectacle qui donne de l’élan et de la croyance. Je me mets au travail pour puiser dans nos possibilités de résister et de manifester notre humanité. Il y aura aussi sur scène Stéphane Ravacley, ce boulanger qui a fait une grève de la faim pour protester contre l’expulsion de son apprenti guinéen, Laye Fodé Traoré. Il a obtenu gain de cause. Il a créé l’Association des Patrons solidaires et a basculé d’une action singulière à une forme de militantisme, portant son combat jusque dans l’Assemblée Nationale où un projet de loi porte désormais son nom. Cela donne un immense espoir. Stéphane est plus qu’un simple témoin qui vient prendre la parole. J’ai travaillé un duo entre lui et le danseur Bernardo Montet. Je voulais mettre la question de la rencontre au centre de la représentation. Car, au-delà de l’aspect juridique, le spectacle parle de ce qui, en nous, peut s’ouvrir. Or, pour ce faire, nous avons besoin de la scène. Elle permet de poser la question de notre humanité. Ce monde injuste et violent nous endurcit. Comment continuer à être humain·e ? Nous avons besoin du théâtre, de la catharsis, de consolation. Nous avons besoin de pleurer ensemble.

 

– Propos recueillis par l'équipe du TNB, octobre 2021

Le Magazine du TNB

 

Après une première série de représentations lors du Festival TNB 2021, Dispak Dispac'h de Patricia Allio, artiste associée au TNB, est présenté cette saison dans le cadre du festival Mythos, du 9 au 13 avril 2024.

À PROPOS DE « DISPAK DISPAC'H »

ENTRETIEN AVEC PATRICIA ALLIO

Publié le 03/11/2021

 

Après une première série de représentations lors du Festival TNB 2021, Dispak Dispac'h de Patricia Allio, artiste associée au TNB, est présenté cette saison dans le cadre du festival Mythos, du 9 au 13 avril 2024.

Le tribunal où se traitent, entre réquisitoires et plaidoiries, les affaires du monde est un théâtre. Patricia Allio en fait l’argument d’un spectacle documentaire aux prises avec les politiques migratoires.

 

 

Qu’avez-vous vu et entendu lorsque vous avez assisté en 2018 à une session du Tribunal Permanent des Peuples sur les violations des droits des migrant·es et des réfugié·es ?

 

Ce que j’ai vu : une forme de théâtre populaire. Un recours formel et théâtral peu élaboré prenant la forme classique du tribunal. Ce semblant du tribunal m’a touchée comme un endroit certes désespéré mais où il était possible de trouver de l’espoir. Ce que j’ai entendu : des mots, des idées, des faits brûlants et passionnants. Dans cette assemblée intimiste (nous n’étions qu’une quarantaine de personnes), j’entendais des questions urgentes, relayées quotidiennement dans la presse mais qui, dans cette enceinte, résonnaient autrement. Comme si l’on avait décidé d’y accorder, collectivement, plus d’importance. Voilà qui rejoignait mon urgence scénique : il s’agissait soudain de créer une assemblée, un dispositif d’écoute et d’attention renouvelées. J’ai perçu un appel politique à prolonger le geste déjà théâtralisé du Tribunal Permanent des Peuples.

 

Avez-vous pris des notes sur place ?

 

Non, car je m’y suis rendue en simple citoyenne. C’est après, lorsque je me suis mise au travail, que j’ai récupéré les enregistrements, sans savoir alors clairement ce que je voulais faire. Ils sont devenus une base de travail.

 

« Accuser de manière argumentée change la nature et la force de l’accusation. »

 

Que reste-t-il de ce qui s’est dit au TPP dans le spectacle ?

 

Ce qui reste, c’est l’acte d’accusation, remarquable, rédigé par le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés). Dans cette session du Tribunal, une trentaine d’associations étaient présentes. Cet acte d’accusation est devenu une matière essentielle sur laquelle, avec la comédienne Élise Marie, nous avons beaucoup travaillé. Nous en avons aussi modifié l’écriture car l’acte en lui-même est difficile à faire entendre et résonner. Nous avons allégé la langue utilisée, trop aride. Mais j’ai gardé la substantifique moelle. C’est une forme de J’accuse dont la dimension performative m’intéressait. Accuser de manière argumentée change la nature et la force de l’accusation. Nous passons notre temps à nous accuser les un·es et les autres. Mais une accusation fondée sur des principes juridiques et portée collectivement ou individuellement acquiert une dimension politique inédite.

 

Que contient cet acte d’accusation ?

 

Il revisite l’histoire de la violation des droits fondamentaux, laquelle résulte de la restriction de la liberté de circulation. Le document, très argumenté et rationnel, explique quelles sont les implications de la décision politique européenne et française lorsqu’elle restreint la liberté de circulation pour un certain nombre d’êtres humains considérés comme illégaux. Cela veut dire : la violation du droit de quitter son pays, la violation du droit d’asile, la violation du principe de non refoulement, la violation d’interdiction des expulsions. Enfin, la violation de l’obligation de porter secours en mer. SOS Méditerranée défend ainsi l’inconditionnalité du sauvetage en mer. Ce qui, en réalité, ne devrait pas être une exception, le sauvetage en mer figurant dans les textes fondateurs de la politique des droits de l’homme. En dernier lieu, l’acte accuse les états européens de crime contre l’humanité.

 

Il y a donc une montée en puissance dans la représentation ?

 

Une sorte d’acmé, effectivement. Derrière cette langue un peu froide ou glaçante, derrière les accusations, se pose la question des corps qui souffrent de maltraitance, d’actes de barbarie ou de crime. Je ne veux pas traiter ce sujet de manière pathétique. Mon point de vue n’est pas celui des personnes migrantes mais celui de nos textes législatifs, ceux de nos états libéraux et démocratiques. Inventer des lois et des droits pour échapper au règne de la violence, c’est fondamental mais insuffisant. Il faut infléchir les lois vers plus de justice. Redire ce qui est juste et injuste. Jusqu'à éprouver la distinction entre le juste et la justesse, où se joue le passage du politique à l’éthique.

 

Pourquoi faire venir sur scène des membres de la société civile ?

 

C’est précisément ce qui faisait la puissance du TPP. On y entendait Cédric Herrou (agriculteur) et Damien Carême (maire de Grande-Synthe). Deux personnalités médiatisées. Mais on y découvrait aussi des résistant·es ordinaires. Portant le projet au théâtre, je devais prolonger le geste. Il fallait que reste quelque chose d’une friction entre un théâtre théâtralisé avec « une vraie actrice et un vrai danseur » et des témoins qui ne sont pas des professionnel·les de la scène. Par exemple Marie-Christine Vergiat, ex-députée européenne, Vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, m’a beaucoup touchée pour sa clarté et son inépuisable détermination. Elle sera là. Elle représente la société civile en tant que militante des droits humains. C’est une experte mais elle ne donne pas un cours. Elle prend la parole à l’endroit de la conviction, de la protestation et de l’indignation. Sa pensée est radicale. J’aime sa façon de lutter contre nos préjugés.

 

Qu’allons-nous comprendre dont nous ne sommes pas clairement conscient·es ?

 

Le public comprendra, je l’espère, que la question de la liberté de circulation devrait être un préalable à toute réflexion. Or, cette question vient toujours à la fin. Comment l’amener sans brusquer les esprit ? Comment revenir à une intuition morale égalitariste ? Comment ouvrir les yeux sur celles et ceux qui n’ont pas le droit, comme nous, de voyager librement, soit à cause de murs juridiques et législatifs, soit à cause d’inégalités économiques ? Cela paraît évident. Mais nous ne prenons jamais le temps de reconsidérer ce problème.

 

Qu’avez-vous appris lors de cette session du Tribunal Permanent des Peuples dont vous-même n’étiez pas consciente ?

 

J’ai beaucoup appris sur le degré d’inhumanité de nos politiques migratoires. J’ai découvert par exemple que la France a la politique d’enfermement la plus sévère d’Europe. Je n’imaginais pas à quel point notre politique d’accueil violait le droit d'asile et le droit des enfants, notamment dans les centres de rétention. Cela a d’ailleurs valu à la France plusieurs condamnations.

« Je veux construire un spectacle qui donne de l’élan et de la croyance. Je me mets au travail pour puiser dans nos possibilités de résister et de manifester notre humanité. »

Cela n’incite pas à l’optimisme ?

 

J’essaie de tenir un enjeu performatif optimiste. Je ne pratique pas la méthode Coué mais si j’ai mis toute cette énergie pour créer cette assemblée, dans une époque si difficile pour toutes et tous, ce n’est pas pour nous accabler. Je veux construire un spectacle qui donne de l’élan et de la croyance. Je me mets au travail pour puiser dans nos possibilités de résister et de manifester notre humanité. Il y aura aussi sur scène Stéphane Ravacley, ce boulanger qui a fait une grève de la faim pour protester contre l’expulsion de son apprenti guinéen, Laye Fodé Traoré. Il a obtenu gain de cause. Il a créé l’Association des Patrons solidaires et a basculé d’une action singulière à une forme de militantisme, portant son combat jusque dans l’Assemblée Nationale où un projet de loi porte désormais son nom. Cela donne un immense espoir. Stéphane est plus qu’un simple témoin qui vient prendre la parole. J’ai travaillé un duo entre lui et le danseur Bernardo Montet. Je voulais mettre la question de la rencontre au centre de la représentation. Car, au-delà de l’aspect juridique, le spectacle parle de ce qui, en nous, peut s’ouvrir. Or, pour ce faire, nous avons besoin de la scène. Elle permet de poser la question de notre humanité. Ce monde injuste et violent nous endurcit. Comment continuer à être humain·e ? Nous avons besoin du théâtre, de la catharsis, de consolation. Nous avons besoin de pleurer ensemble.

 

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