Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel
Publié le 09/10/2023
La réalisatrice serbe Mila Turajlić et la metteuse en scène française Joséphine Serre reviennent sur leurs façons d’explorer l’archive pour parler de la décolonisation, de son histoire et de sa mise en récit.
Selon vous, qu’est-ce qu’une archive ?
Mila Turajlic : L’archive, c’est de la mémoire, de l’identité. C’est le vecteur d’une pensée. Il existe dans mon pays une volonté de gommer l’Histoire. Les rues sont débaptisées, des bâtiments rasés… Pour moi, travailler avec les archives devient un geste de résistance contre l’effacement. Mon travail même est une archive qui permettra, je l’espère, à ma génération et aux générations successives de se souvenir d’eux-mêmes.
Joséphine Serre : L’archive qui m’a guidée pour ce travail est sensible. L’archive sensible permet d’ouvrir l’Histoire à des points de vue différents. C’est un contreregard, une contre-histoire. C’est le récit
effacé d’êtres oubliés qui vient perturber celui des vainqueurs.
Mila Turajlić, en quoi les images d’archives de Stevan Labudović sont-elles particulières ?
Mila Turajlić : Parce qu’elles flottent dans l’Histoire. La Yougoslavie n’existe plus. Le socialisme n’existe plus. Elles sont doublement orphelines, au sens idéologique et politique. Elles ont perdu leur nord comme les Yougoslaves après l’effondrement de leur République.
Pourquoi ont-elles été filmées ?
Mila Turajlić : À l’époque, l’objectif était de créer un documentaire sur l’Armée de Libération Nationale pour le diffuser à l’international et surtout le montrer à l’ONU dans le cadre d’une lutte diplomatique et politique en faveur des non-alignés. Il s’agissait aussi de documenter comment la lutte s’organise et étudier les techniques de guérilla.
Un travail de propagande ?
Mila Turajlić : De contre-propagande. Stevan Labudović se voyait comme un combattant. Pour ma part, j’ai justement cherché à interroger ce statut de l’image, créée comme vecteur d’une lutte politique.
Avez-vous rencontré le cameraman avant sa disparition ?
Mila Turajlić : Je me suis retrouvée dans une situation assez extraordinaire : pouvoir travailler des archives filmées avec l’homme qui les a filmées. Sans lui, il serait très difficile de lire ces images orphelines. Il m’a également donné accès à une dimension intime et personnelle de la guerre d’Algérie. J’ai donc pu regarder ces archives à travers les yeux et l’engagement de l’homme qui filme.
Joséphine Serre, des archives sont également à la base de vos spectacles. Qu’ont-elles de particulier ?
Joséphine Serre : Elles ne reflètent pas l’Histoire du point de vue des récits dominants. J’ai écrit ces pièces à partir des documents personnels d’un anonyme trouvés un jour dans ma boîte aux lettres. Ceux d’un homme qui a quitté l’Algérie pour travailler en France pendant les Trente Glorieuses. Un chibani (sage aux cheveux blancs), une population totalement invisibilisée encore aujourd’hui. Un homme qui gardait précieusement des mots manuscrits d’une certaine Colette…
Est-ce la première fois que vous travaillez à partir d’archives ?
Joséphine Serre : J’ai envie de répondre non, car je suis archéologue de formation. Mais c’est la première fois que je me sers d’archives pour écrire un spectacle et que les deux démarches se rencontrent : face à des faits ou des données, j’ai dû élaborer des hypothèses. Qui étaient ces deux personnes dans ce portefeuille que j’avais entre les mains ?
Comment écrire 2 volets d’une histoire d’amour à partir d’éléments aussi infimes ?
Joséphine Serre : Lapidaires, mais pas infimes. Carte de séjour, factures d’hôtel, ordonnances, carte de visite, mots tendres… Il y avait dans ce portefeuille de nombreux éléments significatifs qui m’ont permis de partir à la recherche de son propriétaire. J’ai fait une enquête et, de ce travail de recherche, sont nées les histoires de Amer M. et de Colette B. J’ai toujours inventé à partir d’un document. La seule vraie hypothèse concerne le statut de Colette. Rien n’indique qu’elle soit née en Algérie et rapatriée.
Au fond, quel message cherchez-vous à nous transmettre ? Qu’est-ce que l’Histoire aurait effacé ?
Mila Turajlić : Ce travail ne se situe ni dans un camp, ni dans l’autre. En me penchant particulièrement sur l’idéologie politique et militaire des pays non-alignés, j’ai surtout essayé de comprendre comment, comme eux, chercher une troisième voie. Ouvrir un espace critique entre deux positions pour trouver une position indépendante.
Joséphine Serre : La vie intime et sensible. Avec ce diptyque, j’ai tenté de montrer comment les grands bouleversements impactent les gens dans leur chair. Comment ils sculptent les êtres au quotidien. Cela nous rappelle que nous sommes le produit d’un milieu, d’une histoire, dont nous ne nous souvenons pas forcément toujours.
– Propos recueillis par Francis Cossu,
juillet 2023
→ Read this interview in English
Publié le 09/10/2023
La réalisatrice serbe Mila Turajlić et la metteuse en scène française Joséphine Serre reviennent sur leurs façons d’explorer l’archive pour parler de la décolonisation, de son histoire et de sa mise en récit.
Selon vous, qu’est-ce qu’une archive ?
Mila Turajlic : L’archive, c’est de la mémoire, de l’identité. C’est le vecteur d’une pensée. Il existe dans mon pays une volonté de gommer l’Histoire. Les rues sont débaptisées, des bâtiments rasés… Pour moi, travailler avec les archives devient un geste de résistance contre l’effacement. Mon travail même est une archive qui permettra, je l’espère, à ma génération et aux générations successives de se souvenir d’eux-mêmes.
Joséphine Serre : L’archive qui m’a guidée pour ce travail est sensible. L’archive sensible permet d’ouvrir l’Histoire à des points de vue différents. C’est un contreregard, une contre-histoire. C’est le récit
effacé d’êtres oubliés qui vient perturber celui des vainqueurs.
Mila Turajlić, en quoi les images d’archives de Stevan Labudović sont-elles particulières ?
Mila Turajlić : Parce qu’elles flottent dans l’Histoire. La Yougoslavie n’existe plus. Le socialisme n’existe plus. Elles sont doublement orphelines, au sens idéologique et politique. Elles ont perdu leur nord comme les Yougoslaves après l’effondrement de leur République.
Pourquoi ont-elles été filmées ?
Mila Turajlić : À l’époque, l’objectif était de créer un documentaire sur l’Armée de Libération Nationale pour le diffuser à l’international et surtout le montrer à l’ONU dans le cadre d’une lutte diplomatique et politique en faveur des non-alignés. Il s’agissait aussi de documenter comment la lutte s’organise et étudier les techniques de guérilla.
Un travail de propagande ?
Mila Turajlić : De contre-propagande. Stevan Labudović se voyait comme un combattant. Pour ma part, j’ai justement cherché à interroger ce statut de l’image, créée comme vecteur d’une lutte politique.
Avez-vous rencontré le cameraman avant sa disparition ?
Mila Turajlić : Je me suis retrouvée dans une situation assez extraordinaire : pouvoir travailler des archives filmées avec l’homme qui les a filmées. Sans lui, il serait très difficile de lire ces images orphelines. Il m’a également donné accès à une dimension intime et personnelle de la guerre d’Algérie. J’ai donc pu regarder ces archives à travers les yeux et l’engagement de l’homme qui filme.
Joséphine Serre, des archives sont également à la base de vos spectacles. Qu’ont-elles de particulier ?
Joséphine Serre : Elles ne reflètent pas l’Histoire du point de vue des récits dominants. J’ai écrit ces pièces à partir des documents personnels d’un anonyme trouvés un jour dans ma boîte aux lettres. Ceux d’un homme qui a quitté l’Algérie pour travailler en France pendant les Trente Glorieuses. Un chibani (sage aux cheveux blancs), une population totalement invisibilisée encore aujourd’hui. Un homme qui gardait précieusement des mots manuscrits d’une certaine Colette…
Est-ce la première fois que vous travaillez à partir d’archives ?
Joséphine Serre : J’ai envie de répondre non, car je suis archéologue de formation. Mais c’est la première fois que je me sers d’archives pour écrire un spectacle et que les deux démarches se rencontrent : face à des faits ou des données, j’ai dû élaborer des hypothèses. Qui étaient ces deux personnes dans ce portefeuille que j’avais entre les mains ?
Comment écrire 2 volets d’une histoire d’amour à partir d’éléments aussi infimes ?
Joséphine Serre : Lapidaires, mais pas infimes. Carte de séjour, factures d’hôtel, ordonnances, carte de visite, mots tendres… Il y avait dans ce portefeuille de nombreux éléments significatifs qui m’ont permis de partir à la recherche de son propriétaire. J’ai fait une enquête et, de ce travail de recherche, sont nées les histoires de Amer M. et de Colette B. J’ai toujours inventé à partir d’un document. La seule vraie hypothèse concerne le statut de Colette. Rien n’indique qu’elle soit née en Algérie et rapatriée.
Au fond, quel message cherchez-vous à nous transmettre ? Qu’est-ce que l’Histoire aurait effacé ?
Mila Turajlić : Ce travail ne se situe ni dans un camp, ni dans l’autre. En me penchant particulièrement sur l’idéologie politique et militaire des pays non-alignés, j’ai surtout essayé de comprendre comment, comme eux, chercher une troisième voie. Ouvrir un espace critique entre deux positions pour trouver une position indépendante.
Joséphine Serre : La vie intime et sensible. Avec ce diptyque, j’ai tenté de montrer comment les grands bouleversements impactent les gens dans leur chair. Comment ils sculptent les êtres au quotidien. Cela nous rappelle que nous sommes le produit d’un milieu, d’une histoire, dont nous ne nous souvenons pas forcément toujours.
– Propos recueillis par Francis Cossu,
juillet 2023
→ Read this interview in English
FESTIVAL TNB 2023
Festival TNB
JOSÉPHINE SERRE
AMER M.
Festival TNB
JOSÉPHINE SERRE
COLETTE B.
Festival TNB
MILA TURAJLIĆ
FAIRE PARLER LES ARCHIVES DES NON-ALIGNÉS