Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel

CLAIRE INGRID COTTANCEAU & OLIVIER MELLANO

CLAIRE INGRID COTTANCEAU & OLIVIER MELLANO

À PROPOS DE ROTHKO UNTITLED #2

Rothko Untitled #2 est à découvrir du 11 au 14 février 2020 au TNB

La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi.


– Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit

 

On m’a beaucoup dit que ce que je faisais n’était pas du théâtre. Mais quelle importance que ce soit du théâtre ou pas. D’autres ont pensé, au contraire, que c’était peut-être l’essence du théâtre. Et si le théâtre n’était pas du tout où on l’attend. 


– Claude Régy, L’Ordre des morts

 

À supposer qu’un monde de paroles, de visions, de musiques et de corps puisse se tenir entre 2 auteurs, 2 visions, 2 intentions, celui auquel s’apprêtent à donner naissance Claire ingrid Cottanceau et Olivier Mellano semble se situer très exactement dans l’interstice qui sépare Maurice Merleau-Ponty de Claude Régy, autrement dit entre la philosophie et l’artistique, entre l’intellect et le sensible, dans cette enceinte sacrée que constitue toute salle de théâtre. 

 

Ce texte s’écrit sans avoir rien vu de la rêverie commune de Claire ingrid et Olivier. Il s’écrit d’après leurs paroles, c’est leur récit qui l’impose. Récit qui témoigne de leur désir mêlé d’ouvrir, pour le public, les portes d’un au-delà. Au-delà du réel, du quotidien et du normé. Au-delà de ce que nous pouvons nommer, quantifier, qualifier. Claire ingrid Cottanceau et Olivier Mellano ne veulent pas enseigner, professer, éduquer le spectateur. Ils veulent l’élever vers des sphères autres. Celles-ci sont reliées au cosmos et connectées aux intériorités. Elles sont (sans craindre le paradoxe) spirituelles et telluriques, métaphysiques et charnelles, conceptuelles et incarnées.

 

Ce qu’ils trament à 2 mains n’est ni un biopic ni un documentaire sur la vie et l’œuvre de Rothko. Ce n’est ni un spectacle, ni une performance, ni une installation, encore moins une représentation. D’un soir à l’autre, Rothko Untitled #2 connaîtra des variations intimes, infimes car on ne peut pas dupliquer le vivant et reproduire, à l’identique, ce qui s’annonce comme une expérience collective et individuelle.

 

Ce à quoi est convié ce public est une présentation. Le jaillissement d’un temps, certes sérié par ses interprètes (sa durée n’excèdera pas une heure), mais illimité en ce qu’il viendra heurter le temps intérieur du regardeur, le dilater ou le condenser, le suspendre ou l’accélérer, et finir par se lover en lui. Pour jouer les trouble-fêtes, chargés de contrarier l’ordre (nécessaire) d’une structure textuelle et musicale préétablie, les artistes ont sollicité des danseurs, vierges ou presque de tout travail préalable. Ce sera aux corps de ces danseurs de perturber ce qui menace de se figer. Ils ont carte blanche ou presque. Ils sont l’électron libre qui déroutera le rituel de la cérémonie. L’entrée du public dans un rythme singulier, induit par la musique et le cortège des mots de John Taggart (auteur d’un poème sur la peinture de Rothko) se double d’un autre accès : celui-ci mène à un espace travaillé par les noirs et  révélé par la lumière, un territoire que sculpte la brume et qui devient un ailleurs qui se regarde et s’écoute. Il s’agit de franchir des sas pour, à l’issue de l’expérience, être dépositaire de cet ailleurs et enrichi par lui.

 

Les sens seront en alerte. Pas question de figurer par des couleurs, des projections, des copiés collés de tableaux l’œuvre de Mark Rothko. Claire ingrid Cottanceau et Olivier Mellano veulent activer en chacun ce que cette peinture suscite de réaction, de bouleversement, de réflexion, d’invisibles et puissants remuements. Pour cela, les images comme les mots, les durées comme les brumes s’accumuleront, se superposeront, jusqu’à constituer les strates indissociables dont sont épaisses nos propres sensations.

 

On parlera donc d’une expérience. Visuelle, acoustique et sensible. Une tentative de projection sur scène, par les artistes, de ce que leur fait (dans le cerveau, le corps et l’âme), le peintre Mark Rothko lorsqu’ils se placent face à ses toiles.  Porté par un processus immersif, le spectateur pénètrera à son tour dans une zone indécise, faite de lisières et de métamorphoses, zone qui est le lieu d’une spiritualité ou d’une forme de mysticisme. Il sera la proie d’une métamorphose, voire même d’une métempsychose. L’art qui bouscule et change durablement l’individu est précisément fait de cette eau. L’aventure est kinesthésique. C’est vers l’essence de soi que le voyage va s’amorcer.

 

– Joëlle Gayot, journaliste et collaboratrice du TNB (janvier 2020)

 

Photo © Félicien Cottanceau